Reprends ton verre, camarade…
Un samedi de septembre, en fin d’après-midi. Place de la République. je suis en avance d’un peu plus d’une demi-heure. J’ai un gros défaut : je n’aime pas faire attendre. J’essaie de toujours (souvent) être en avance. Un bon prétexte aussi pour patienter au premier comptoir venu.
Il fait soleil, un peu frais. Je connais bien ce quartier, je pars m’y promener pour profiter de ce début d’automne à Paris. J’aurais mieux fait de rester dans ce bar de Picpus et boire cette autre bière que le barman m’offrait…
Quand tu sors du métro à République (sortie no 1), tu es directement sur la place et tu as mille possibilités de parcours. Par exemple :
- Tu peux déjà commencer par faire le tour de la Place. Boutiques, restaurants, hôtels, jardins, statues…… Entre Histoire et business, un beau raccourci des sinuosités d’une république aussi prostituée aujourd’hui qu’elle fût naguère farouche.
- Tu peux, promeneur candide, continuer tout droit et enquiller le boulevard Voltaire vers Nation.
- Tu peux préférer obliquer légèrement sur ta gauche et suivre l’avenue de la République qui t’emmènera jusqu’au Père-Lachaise, le plus vaste domaine à chats de Paris !
- Si tu crains la toxoplasmose, prend encore plus à gauche, rue du Faubourg du Temple : Belleville, c’est pas mal non plus.
- Sinon, tu peux faire demi-tour et traîner jusqu’aux Gares (Est et Nord) en remontant Magenta puis pousser jusqu’à Barbès.
- Ou siffloter Montand en descendant les Grands Boulevards.
- Il y a aussi la solution de prendre directement à droite vers le Marais ou les Halles : rue du Temple ou rue de Turbigo.
Bref, l’embarras du choix ? Ben non. Puisque j’ai pris sud-est, vers Bastille.
Il est vrai que l’époque se prête bien à reprendre la Bastille. Mais à quoi bon entonner « Ah ! Ça ira ! Ça ira ! » quand le bourgeois bovarien réclame « Essaouira ! Essaouira ! » ? Un jour je te ferais un billet sur le tourisme de masse à te dégoûter de partir en vacances.
J’ai traversé le flot continu des voitures sous l’œil stupéfait et réprobateur d’une horde de touristes à priori nordiques en prenant soin, toutefois, de lever bien haut le traditionnel doigt d’honneur réservé aux chauffeurs de taxis. Ces barbares écraseraient père et mère pour un feu à peine vert.
J’aime cette portion du Boulevard du Temple avec son trottoir qui surplombe superbement la rue quand tu le démarres de République. Tu grimpes le petit escalier et tu hésites (ou pas) à te poser dans un de ces bistrots dont les terrasses encadrent l’entrée du minuscule Déjazet. Tu peux passer à côté sans le voir. Une file décontractée en attend l’ouverture. Ça fume son clopot, ça tchatche tranquille, ça se marre. Je continue mon chemin. Tu t’arrêtes et tu te fais alpaguer pour des discussions qui donnent soif !
En contrebas, un auto(im)mobiliste obèse et obséquieux entame une refonte du Code de la route avec un jeune homme en scooter, nerveux et menaçant. Paris ! Je rigole et j’avance puis je tourne la tête sur la droite. Le panneau est criard et laid mais il y a le mot alcool dessus. Ainsi que le mot génie.
Une partie de mon cerveau a déjà compris et hurle : Nooooooon ! C’est fini ces conneries !
Mais une autre partie a déjà envoyé le signal de marche à mes croquenots et ricane comme une hyène cocaïnomane s’apprêtant à survendre une émission de télé-réalité.
Dans la vitre de la librairie, les reflets flous et mouvants des passants derrière moi s’animent en un carrousel hagard et dérangeant : pêle-mêle, j’y vois Apollinaire, cachant son bandage sous un chapeau de feutre ; je devine Morrison dans ce jeune homme pressé ; et Gainsbourg dans cet autre dont la prunelle sonne la mélodie…… Et là ? C’est Bukowski, non ? Ha, non ! juste mon reflet…
Alcool… génie… Si j’ai souvent goûté au premier, j’ai rarement approché du second.
Je ferais peut-être une chronique du livre en question. D’une, je ne l’ai pas encore lu, de deux, ce n’est pas l’objet de ce texte.
Il y a quelques années, j’écrivais beaucoup. Quasiment tous les jours. Je n’avais pas de but précis, juste écrire. Plutôt des longs poèmes sans rimes et sans cohésion apparente. Du défouloir. J’écrivais au stylo Bic bleu sur des feuilles à petits carreaux et j’aimais par dessus tout tracer les courbes des lettres que je mêlais en des entrelacs si serrés qu’ils en devenaient ultérieurement illisibles. Je choisissais souvent un mot pour la graphie qu’il permettait plutôt que pour sa relation sémantique directe avec son voisin de ligne. Ce qui n’arrangeait rien à l’incohérence des phrases ainsi construites.
Un jour, un jeudi ((nan, j’déconne… c’était peut-être une nuit… j’aimais bien écrire la nuit ou très tôt le matin…)), je me suis posé la question d’écrire « pour de vrai ». Ça n’a pas duré bien longtemps. j’ai rapidement jeté mes cahiers et mes stylos. sans remords ni colère car il n’y avait pas grand chose à sauver hormis la planète puisqu’à l’époque, les encres étaient encore alourdies au plomb. J’en ai gardé le goût d’aligner des mots, de faire des phrases.
Avec un clavier et sur un écran d’ordinateur, le rendu est évidemment moins sexy : adieu ! arabesques volubiles, lettres rondes, jambages élancés, accents circonflexes virevoltants, ligatures improbables ! J’en garde le souvenir mais aucune nostalgie.
Il a pu m’arriver après quelques bières de tenter d’évacuer en un trait de stylo la douleur vive et rongeuse, celle qui te prend là, qui te vrille l’estomac à te faire pleurer pendant que tes poings cherchent une vitre, un meuble, quelque chose à exploser ! Loin de m’apaiser, ces tentatives attisaient au contraire les démons et les fantômes qui je le sais désormais, ne me foutront jamais la paix, ces bâtards.
Vivifiés par mon impuissance à les chasser, ils prenaient un malin plaisir à s’asseoir sur le bord de la feuille, à tourner autour du crayon, à me souffler leurs mots. Je retrouvais au matin un papier noirci de haine et de violence que je jetais aussitôt. Il n’y a pas de miroir pire que les mots.
Alors j’ai arrêté d’écrire. Comme j’ai arrête de fumer quelques années plus tard. Pareil : stop, du jour au lendemain.
Dans la vitrine, au bas du panneau laid et criard, des feuillets dispersés donnaient un aperçu du contenu du livre. Et c’est pour n’avoir pas su m’exprimer de la sorte que j’avais arrêté d’écrire ? Pourtant… Dix lignes sur une page, trois ou quatre mots par lignes…
Je suis rentré dans la boutique. J’ai rapidement trouvé la pile sur la table des nouveautés et me suis avancé vers la caisse tenue par une jolie brune avec de grands yeux noirs. Je l’écoutais expliquer les avantages de la carte de fidélité à la cliente qui me précédait (carte de fidélité…… quelle expression anxiogène pour un libertaire !) quand son collègue a brisé la fine trame de ses gros godillots asymétriques aux semelles gorgées de clous torves et rouillés !
Monsieur désire ?
J’ai balancé mes quinze euros (soit quand même l’équivalent de deux pintes et demi de bière brune) et suis sorti prestement.
Ça aurait sûrement fini par arriver d’une manière ou d’une autre et l’achat de ce livre n’a bien sûr été qu’un prétexte. J’avais également arrêté de lire. J’ai arrêté beaucoup de choses, en fait : la télé, le cinéma, le football, la famille…… Ça n’a pas amélioré ma vie, ça ne l’a pas détérioré non plus. Juste retardé l’inéluctable.
À l’instant où j’ai vu ce putain de panneau dans cette putain de vitrine, j’ai su que j’allais replonger dans cette putain de chasse aux fantômes !