La nostalgie est un enfer qui joue avec nos nerfs

Ce week-end, je suis allé récupérer quelques vieilleries laissées chez des amis il y a plus de dix ans. Et je suis tombé sur une grosse surprise. Avec du bon et du moins bon. Car au milieu de vieux papiers, de connectiques anciennes et autres babioles pesantes au point que j’y ai laissé ce qui me restait de vertèbres valides, figurait un disque dur.

Je me suis évidemment empressé de le brancher, déjà résigné quant au fait qu’il ne devrait plus fonctionner. Après tout, il est de conception ancienne. Je l’ai raccordé au PC. Il a docilement allumé sa petite loupiote qui lui sert de témoin de bon fonctionnement. Il a émis les quelques crissements caractéristiques des disques durs de cette époque puis a affiché l’ensemble de son contenu sur l’écran du PC portable, d’ailleurs à peine plus jeune que lui. Étant moi-même une sorte de dinosaure en phase avancée de fossilisation, je participe assez peu à la course aux nouveautés. J’aime que mon cerveau ne soit pas trop bousculé par des concepts récents alors qu’il n’a pas fini de digérer les vieilles utopies qui l’ont tenu éveillé jusque tard dans la nuit de sa jeunesse.

Des centaines de dossiers. des milliers de fichiers. Beaucoup de choses sans intérêt, évidemment. Mais aussi du lourd. Du très lourd. Dans un dossier simplement nommé CD, m’attendait sagement l’ensemble de ma cédéthèque d’alors ! Une collection que j’avais eu la bonne idée (ça m’arrive) de numériser puis de sauvegarder sur cet appareil. Quel choc ! Plus de 15000 titres représentant un peu plus de 1000 heures d’écoute ! Des noms que j’avais oublié. Des noms que tu n’as peut-être jamais entendu. Par exemple, King Size, ça te parle comme nom de groupe ? Non, et ça ne m’étonne pas. À qui ça parle ? Même à l’époque de leur sortie, il y a de cela plus de vingt ans, leurs deux magnifiques albums n’ont pas connu le succès qu’ils méritaient. Le rock français est décidément maudit. Autre exemple, le surprenant premier album d’Honcho, groupe norvégien météorique et pourtant l’un des plus beaux spécimens du rock stoner, cette musique à la fois lourde, poussiéreuse, électrique, vivace, mêlant les rythmes du rock blues aux sons du heavy metal et souvent magnifiée par des vocalistes rauques et possédés. Tant d’autres. Je ne vais pas t’en faire la liste complète, ce texte serait plus long que la fameuse « Recherche du Temps Perdu ».

Ce « temps perdu » qui est le piège absolu de ce genre de redécouverte. J’avais fait mon deuil de cette collection. Depuis, pour palier ce manque, je me suis abonné à une plateforme qui est à l’écoute de la musique ce que les supermarchés sont aux commerces de détails et j’écoute des radios en ligne plutôt satisfaisantes (la galaxie FIP).

Il ne m’a pas fallu longtemps pour replonger tête baissée et oreille grande ouverte dans ce vivier de sons. Je mets oreille au singulier car il y en a une qui est devenu à peu près aussi utile qu’une vertèbre en miette tout en étant heureusement moins douloureuse. En même temps, il me suffit de simplement parcourir la liste des ces nombreux albums pour qu’aussitôt mon juke-box interne se remette à frétiller comme au bon vieux temps lorsque ces rythmes, ces mélodies, ces grooves, ces tempos, ces voix, ces guitares emplissaient mon espace vital à peu près 24 heures sur 24. Il y a des sons qui ne s’oublient pas car ils sont constitutifs de ton être. Ils te forgent. Ils te modèlent. Pour peu qu’ils s’accompagnent de mots et de phrases au parfum de grand vent les jours de grande rage, ces sons deviennent des compagnons fidèles et rassurants, présents de jour comme de nuit, souvent par dessus le vacarme environnant.

Le piège de cette collection de CDs qui réapparaît sans prévenir ressemble fortement à la porte d’entrée d’une prison dorée qui réclamerait que je vienne finir d’y purger ma condamnation à perpétuité !

— Attendu votre asociabilité démesurément infinie, la Cour ordonne une sentence ad vitam, laquelle consistera à vous entourer d’une bulle musicale de protection pour autrui. Ainsi, pendant que serez accaparé par ces sonorités, on ne devrait plus vous entendre râler pour un oui et surtout pour un non ! Sale type ! Let there be rock et tenez-vous tranquille ! Suivant !

autoportrait avec guitare à l'envers et t-shirt floqué d'un énorme non !
Let there be rock!
(photo de l’auteur, avril 2011)

OK, je prends.

Par contre.

En revanche.

Les deux se disent, retire celui que tu n’utilises pas.

Ce fameux disque dur contenait un autre piège. Plus subtil. Plus dangereux. Des photos. Que j’avais oublié. Des lieux, des gens, des chats.

20 portraits de chats
Portraits de chats
(photos de l’auteur, 2006>2011)

La maison que j’habitais à l’époque possédait un jardin apprécié des chats errants du voisinage qui venaient y trouver un dortoir paisible et un bol souvent rempli de croquettes premier prix. Mon bon gros chien vivait ses derniers jours mais il n’avait jamais été un obstacle à leurs venues. Et en regardant ces photos de chats, je me dis que je suis peut-être passé à côté d’une carrière de portraitiste félin. Une occasion de revisiter le concept de photos de chat-rme !

chat qui se prélasse
exemple de photo de chat-rme : Newton, le chat parisien
(photo de l’auteur, novembre 2011)

Étrangement, les photos de gens ne m’amènent pas à la même conclusion. Je suis vraiment nul en portrait de gens. Raison pour laquelle tu en trouves très rarement sur mes photos. Pourtant, concernant la prise de portrait, la plupart des gens sont plus cabotins que la plupart des chats. En fait, les photos de chats ne génèrent aucune nostalgie. Même si j’aimais bien ces chats, leur relation avec moi était à peine plus affective que celle qui unit les gouvernements de banquiers à la démocratie parlementaire. Le jardin n’était qu’une partie de leur immense territoire. Et sans le bol de croquettes, il est peu probable qu’ils soient venus aussi souvent. Mais ce n’est pas très important. Les relations entre les hommes et les chats n’ont pas à être aussi intenses que celles qui nous unissent aux chiens. Ces relations existent et sont même parfois très fusionnelles mais elles sont sur un autre niveau de sociabilité. Un chien se comporte exactement comme une ombre, un double simpliste qui t’accompagne partout. Le chat est un reflet. Changeant, furtif, insaisissable.

À l’inverse, toutes les personnes présentes de façon plus ou moins floues sur ces photos sont indélogeables de ma mémoire. La plupart ont disparu de mon entourage pour des tas de raisons tout à fait valables mais elles ne sortiront jamais de mes souvenirs. Je n’ai aucune mémoire des dates et je confonds souvent des lieux, des situations, des événements. Mais les plus anciens fragments de mémoire qui s’agitent encore ont l’apparence des gens que j’ai apprécié. Que l’inverse soit ou non vrai, n’a pas beaucoup d’importance. Pour les autres, nous sommes toutes et tous, à des degrés divers, parfois le chien, parfois le chat.

Ces photos m’ont quand même perturbé. Du temps a passé. Les visages et les corps qu’elles montrent ne sont pas suffisamment représentatifs de ces personnes telles qu’elles ont évolué. Avant et après ces photos. Elles ne disent rien des aventures communes. Ni des mésaventures. Elles figent des expressions inachevées. Elles oublient les paroles. Elles mentent sur l’essentiel en ne captant qu’une infime partie d’une histoire qu’il faut s’efforcer de reconstituer sans omettre les erreurs, les errements, les zéros de conduite et les aires d’autoroute qui balisent les trajets.

Le fait qu’elles étaient de faible qualité (parfois floues, souvent mal cadrées) m’a aidé à les supprimer sans regret. Je ne les aurais pas regardé de toute façon. Je préfère conserver des souvenirs dans lesquels ces personnes s’agitent, rient, mangent, boivent, jouent, parlent, réfléchissent, s’amusent, se fâchent, s’abîment, se relèvent et se révèlent vivantes et inoubliables.

La nostalgie est un piège. Un chien de l’enfer qui jouent avec nos nerfs. Qui tente de nous amadouer en ne nous présentant que la partie sucrée d’un gâteau en partie rassis. En susurrant des « Viens voir… » à peine perceptibles. Alors on se penche pour mieux entendre. Et plus on se penche, plus on s’épanche. Et plus on s’épanche, plus on tombe dans le piège.

Je fais comment pour remonter, maintenant ?

mon chien Octobre
Octobre, mon bon gros chien.
(photo de l’auteur, avril 2006)

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