La peur de l’eau

C’est le genre de signe qui te montre à quel point tu as vieilli. C’est l’instant où tu comprends que ton monde d’avant n’est plus qu’une fumée translucide qui se confond avec le brouillard de l’oubli. C’est comme un acte désespéré qui cherche à cacher l’inéluctable sans bien sûr y parvenir.

Aujourd’hui, 11h34.

Pour la première fois de ma vie, je viens de… J’ai honte… Je…

Je viens d’acheter un parapluie.

12€85. Tout automatique. À condition d’appuyer sur le bouton.

Je savais, bien évidemment, que ce type d’objet existait. Je savais même quelle était son utilité principale en dehors d’éborgner les piétons. Je t’avais d’ailleurs raconté l’histoire du plus romantique d’entre eux ! Il a même dû m’arriver d’en emprunter un. Mais je n’en avais jamais acheté.

Tout a démarré au petit matin lorsque je me suis décidé à me rendre à l’autre bout de la rue de Charonne pour y faire une course sans trop d’urgence. Mais remonter cet axe sous la pluie ne m’enchantait guère. Jadis, j’y serai allé tranquillement, les mains dans les poches, le regard attentif à ne pas percuter la moindre baleine. J’ai toujours su que la pluie n’était qu’une eau inoffensive même si elle pouvait parfois être mêlée de quelques reliquats d’hydrocarbures et de métaux lourds. Je la laissais alors jouer sur ma silhouette nonchalante, ne la réprimandant que lorsqu’elle essayait, mutine, d’insérer ses pattes fines et froides entre le haut de ma veste et ma colonne vertébrale déjà lourdement accaparée par l’idée de ne pas courber le dos face au vent.

Étrangement, ces derniers mois, peut-être ces dernières années — mais les premiers effets ont certainement été très mesurés — mon indifférence vis-à-vis des éléments climatiques a peu à peu évolué en crainte. Je n’aime plus me promener sous la pluie. Je n’aime plus que le vent souffle trop fort. Je ne supporte plus la moindre chaleur moite. Je suis devenu une sorte de « vieux con » météorologique. Un nouveau trophée qui vient compléter ma collection déjà dense de « vieux con » de ceci ou de cela.

On pourrait penser que vieillir permet d’acquérir une forme de sagesse langoureuse propre à accueillir avec le sourire les plus vives contrariétés. C’est en partie vrai. Donc en partie faux.

Vieillir c’est aussi ressentir avec plus d’acuité les morsures, les griffures, les entailles plus ou moins larges ou profondes récoltées tout au long d’une vie. Ces blessures, qu’auparavant on ignorait parce qu’elles ne semblaient pas si importantes, refont surface au gré justement des variations du baromètre, du thermomètre et du pluviomètre.

C’est un genou qui craque, c’est une épaule qui se plaint, c’est une cheville qui se raidit, c’est un dos qui flanche, c’est un œil qui s’irrite, une oreille qui ne filtre plus les stridences… C’est surtout aléatoire et c’est bien ça le plus embêtant, finalement.

Et la pluie — ou plutôt l’humidité de l’air qu’elle amplifie — est experte en remontée d’avanies corporelles. Elle te démontre avec une joie toute sarcastique que la vieillesse n’est pas une assurance contre le dégât des eaux, pas plus qu’elle ne l’est, d’ailleurs, contre le dégât des os.

D’où le soudain besoin de me procurer un parapluie. Moins cher qu’un vêtement totalement étanche et plus facile à trouver. Plus facile à perdre ou à oublier, sans doute aussi. Je ne donne pas cher de la longévité de celui-ci. D’autant que s’il est parfaitement imperméable, il n’a visiblement pas été conçu pour résister aux fortes bourrasques de vent qui accompagnaient l’averse du jour et a passé son baptême pluvial à se retourner et à vouloir s’envoler comme s’il avait la charge d’une apprentie Mary Poppins.

Je suis finalement arrivé là où je devais aller sans trop ressembler à une éponge fraîchement sortie du bac à vaisselle. Mais je me suis bien rendu compte que quelque chose n’allait pas dans ma façon de le tenir, voire de le retenir. Peut-être existe-t-il des cours en ligne ? Des stages d’initiation et de perfectionnement ? Des groupes de paroles d’ancien réfractaires ? Peut-être que vouloir absolument conserver les mains dans les poches n’est pas exactement la bonne technique ?

La saison des pluies ne fait que commencer, je vais avoir tout le loisir de trouver la bonne attitude. Et une bonne attitude, chez moi, serait une grande première ! Mais il n’est, paraît-il, jamais trop tard. Peut-être que ce parapluie tardif est en fait une porte d’accès vers un monde d’aisance sociale et de conformité urbaine ? Mais comme je vais certainement le perdre ou l’oublier dans très peu de temps…

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