Pourquoi j’envisage de voter pour Mme Taubira

Ce texte n’aura pas d’intérêt si Mme Taubira (Christiane de son prénom) ne se lance pas dans la course à la présidentielle. Pour le moment, elle envisage (mot à la mode) de le faire et s’en remet au résultat d’une forme de consultation non-officielle appelée « primaire populaire » chargée de déterminer qui sera le ou la candidat⋅e « de gauche » face aux représentant⋅e⋅s de droite, d’extrême-droite, d’extrême-gauche et d’extrême-centre, sans compter les habituelles candidatures marginales des écologistes, des complotistes, des affairistes, des royalistes et des opportunistes de toute obédience.

  1. Introduction
  2. Constat
  3. Engagement et vote
  4. To be Râ or not to be Râ ?
  5. Les fondements de la république
  6. Conclusion

Introduction

Avant toute chose, puisque le sujet semble t’intéresser, tu as besoin de comprendre ma position de citoyen. Si tu ne me connais pas déjà, les textes suivants, entre autres, pourront t’être utiles même si tu ne les lis qu’en diagonale :

C’est bon, tu es à jour ? Alors on y va.

Constat

La France est un pays de contradictions majeures. C’est à la fois une terre fertile en lois progressistes et une enclave conservatrice et rétrograde en terme de personnel politique. Nous sommes l’un des pays les plus avancés dans le domaine de la démocratie mais nous prenons un soin maladif à toujours élire une crapule qui n’aura de cesse de contredire l’esprit de la loi afin d’affaiblir l’état dont il est pourtant le garant. Comme si nous avions peur de cette liberté dont nous sommes capables et des excès qu’elle pourrait générer. Nous réclamons de jouer avec le feu mais nous craignons tellement de nous brûler !

Depuis 1958, il y a donc soixante-quatre ans, la république française (la cinquième depuis 1792) n’a connu que deux avancées majeures : le droit à l’avortement et l’abolition de la peine de mort. Je considère comme une avancée majeure ce qui est profitable à l’humanité dans son ensemble. Chaque élection est bien sûr le moment des promesses les plus folles mais de De Gaulle à Macron en passant par Pompidou, Giscard, Mitterand, Chirac, Sarkozy et Hollande, tu ne peux même pas jouer à « chercher l’intrus » tant leurs règnes se ressemblent et ne diffèrent que par quelques éléments cosmétiques.

Il faut rappeler, car ça ne semble plus aussi évident, que le rôle d’une république est de garantir à chacun⋅e de ses citoyen⋅ne⋅s un accès équivalent et non restrictif à tout ce qui fonde cette république. En particulier, l’éducation, la justice et la sécurité. Je reviendrai plus loin sur ces trois concepts clés. Or, depuis le passage mouvementé de la monarchie absolue — dans laquelle un seul décide — à un système parlementaire représentatif — censé relayer la voix de tou⋅te⋅s — l’impression dominante est que cet accès aux bienfaits de la république est de fait toujours réservé à la même caste de dirigeant⋅e⋅s, une caste qui n’hésite même pas à s’auto-proclamer « élite » de la nation.

Au temps de la monarchie absolue, les choses étaient simples. L’élite était un statut de naissance auquel seuls les rejetons de la noblesse pouvaient prétendre. Ce qui excluait toute surprise et garantissait, de génération en génération, un emploi, une fonction, une rente, peu importait la distance relationnelle entre ces rejetons et le monarque absolu. Bien évidemment, plus cette distance était réduite et plus l’emploi, la fonction et la rente étaient rémunératrices.

L’« élite » d’aujourd’hui a encore ses quartiers de noblesse mais elle s’enorgueillit d’y avoir adjoint une fumeuse méritocratie principalement issue de grandes écoles publiques (ENA, Polytechnique, ENS, Sciences-Po), lesquelles ont pour vocation initiale de former les grands commis de l’état mais, de plus en plus, ne servent qu’à obésifier davantage les finances déjà bien grasses d’un petit groupe d’entreprises privées. Ce qui renforce la schizophrénie latente de notre doulce France : les principaux tenants d’une économie libérale dans laquelle l’état interviendrait le moins possible sont quasiment tous de hauts fonctionnaires payés par cet état ou des chefs d’entreprises dont les carnets de commandes dépendent essentiellement de cet état. Avec comme intermédiaire privilégié la caste des avocats d’affaires, devenus les Raspoutine des temps modernes à défaut d’en être les Machiavel.

Ce constat te semblera peut-être un poil caricatural mais comme toute caricature, il émane d’une réalité que j’aimerais bien voir disparaître. Et en tant que citoyen respectueux des codes et des institutions, même si ces dernières me déplaisent, je dispose d’assez peu de leviers pour changer le monde. Suffisamment peu pour que je puisse les compter car, heureux hasard, je sais compter jusqu’à deux : premier levier : l’engagement, deuxième levier : le vote.

Engagement et vote sont dans un bateau…

L’engagement peut être de plusieurs formes : associatif, culturel, intellectuel, politique, professionnel, sportif ou syndical, ces formes étant tout à fait juxtaposables et compatibles entre elles. L’engagement est une décision individuelle au service d’une partie précise du groupe. L’enjeu est plus souvent de rendre visible un problème plutôt que le résoudre. C’est un pansement que l’on change plus ou moins régulièrement sur une plaie constamment ouverte. Avantages prinicipaux : la diversité des personnes et des méthodes, la souplesse d’action, le choix de l’intensité et de la durée de cette action, le droit de rêver à un monde meilleur. Inconvénients majeurs : une efficacité fragile et un temps de réponse affreusement long. L’engagement est le levier qui valide au mieux l’expression « c’est mieux que rien ». L’engagement n’est souvent pas grand chose mais ce pas grand chose est effectivement mieux que rien.

Le vote n’est pas une façon de remplacer l’engagement mais de le valider. On ne peut pas (on ne devrait pas) voter et s’en retourner chez soi avec le sentiment du devoir accompli. Il devrait y avoir un avant et un après. Dans l’idéal, il ne serait qu’une étape de validation des processus issus de l’engagement. Si tu as lu les textes référencés au début de celui-ci, tu y as vu cette phrase : « Le vote doit être la fleur du jardin démocratique pas son engrais. Il est le résultat d’une concertation pas le début d’une négociation. Il conclut un processus, il ne l’initie pas. ».

Depuis quelques années et même quelques décennies, je ne votais plus. Et en dehors de textes qui se veulent parfois engagés — mais toujours enragés — je me suis surtout désengagé. Je ne voyais plus d’intérêt dans cette parodie de démocratie qu’est devenu une élection en France où les campagnes électorales ne sont plus que des campagnes de dénigrement. À celles et ceux qui étaient tenté⋅e⋅s de me reprocher cet incivisme voire cette trahison, j’expliquai gentiment qu’aujourd’hui, la seule personne capable de me faire reprendre le chemin des urnes était Christiane Taubira. Je ne pensais pas qu’elle le ferait mais puisqu’elle semble envisager une candidature, j’ai mis en acte mes propos et suis allé m’inscrire à la mairie.

Ce qui ne signifie pas que je vais m’engager plus avant dans cette campagne qui ne devrait pas déroger aux critères habituels d’inutilité médiatisée et de nombrilisme exacerbé.

To be Râ or not to be Râ ?

Du coup, tu te demandes : « Pourquoi elle, précisément ? Ce n’est pourtant pas ce qui manque les candidat⋅e⋅s de gauche !» Effectivement, ce n’est pas ce qui manque. Et c’est bien le problème. Trop imbu⋅e⋅s pour être sincères. Trop souriant⋅e⋅s pour être honnêtes. Plutôt gauches que de gauche. Beaucoup de ces candidatures ne sont que des appels à postes ministériels, au cas où… D’autres ne sont que d’éhontées déclarations d’opposition systématique et non constructive. Bullshit que tout cela !

Je te rassure immédiatement : je n’envisage pas de voter pour Christiane Taubira par adéquation avec son programme. Et pour cause, on ne le connait pas encore ! Et lorsqu’il sera enfin disponible, on s’apercevra certainement qu’il n’a rien d’original ou de transcendant. On sait depuis longtemps que ce ne sont pas les programmes qui font le succès d’une élection mais la façon de les présenter. L’air du temps a aussi son rôle à jouer mais un⋅e bon⋅ne candidat⋅e sait le flairer et le répercuter sur sa présentation.

Le fait que je m’apprête à réencombrer les urnes de mon acte citoyen tient à plusieurs aspects de la personnalité de Christiane Taubira. D’abord, elle est une femme et il est grand temps qu’une femme reprenne en mains ce pays d’imbéciles phallocrates. Ensuite, Christiane Taubira est issue d’une minorité ethnique, et il est grand temps que la France se rende enfin compte que son unique attrait, sa seule vraie richesse, est son multiculturalisme.

Bien entendu, sa posture droite et fière de ministre de la justice lors des contestations « anti-mariage-pour-tout⋅e⋅s » ne sont pas à dédaigner, pas plus que son parcours de Guyanaise multi-diplômée, bien au contraire. Mais l’intérêt principal, à mon avis, de sa candidature réside dans les deux aspects évoqués au paragraphe précédent.

Certes, les appareils politiques ne manquent pas de femmes. Ni de candidates. Elles sont même de plus en plus nombreuses. Mais beaucoup d’entre elles ne sont que des politiciens en jupe. Elles sont arrivées au sommet en usant et abusant des codes masculinistes de la profession. Et leurs attitudes autant que leurs discours s’en ressentent. Christiane Taubira a emprunté d’autres chemins. Ses premiers combats, avant d’être politiques, ont été humanistes. En tant que femme. En temps qu’indépendantiste Guyanaise, loin de la métropole. Et même si elle fut ministre sous la présidence Hollande, elle n’a pas fait l’erreur de s’acoquiner durablement au PS. Ce qui la rend aujourd’hui libre de ses choix.

Christiane Taubira n’est pas la femme providentielle qui va régler tous les problèmes et réenchanter la vie. Elle ne sera pas non plus celle qui luttera contre le capitalisme. Elle est certainement pleine de défauts et a probablement quelques cadavres dans ses placards. « No one is innocent ». Surtout en politique. Mais ses prises de position régulières contre les injustices de toute sorte sont sincères et m’incline à penser qu’elle a toujours cette colère primordiale qui est une des conditions de l’humanisme.

Car finalement, je ne recherche rien d’autre que le retour de l’humanisme dans le quotidien politique. Je n’ai plus d’illusion et plus beaucoup de rêves. Mais je crois toujours dans les vertus de l’humanisme qui est la condition nécessaire et suffisante à la paix du corps et de l’esprit. Les humanistes ne se font pas la guerre. Les humanistes s’écoutent et s’entraident. Ce qui ne les empêche pas d’avoir parfois un caractère de merde. J’en suis le meilleur exemple ! Et quelque chose me dit que Christiane Taubira n’est pas en reste de ce point de vue…

Les fondements de la république

D’un point de vue humaniste, une république est le regroupement volontaire de femmes et d’hommes autour d’un projet de vie en commun. Ce qui implique une gestion des désaccords. Car vivre ensemble quand on est d’accord sur tout n’est pas bien difficile. La difficulté est de conserver uni un groupe d’individus aux aspirations différentes. Il est donc essentiel de comprendre les raisons de ce « vivre ensemble ».

1. Sécurité

Au vu de ce à quoi ressemble un être humain à sa naissance, à mi-chemin entre la larve inachevée et le légume sur pattes, il y avait tout intérêt à se regrouper pour le protéger. J’imagine donc que la sécurité des individus est la première cause à la création d’un groupe. C’est le principe appliqué par les gnous qui font cercle autour de leurs petits quand les lions sont en approche.

La sécurité d’un groupe est avant tout une nécessité de protection vis-à-vis d’une contrainte extérieure au groupe. Cette notion de contrainte extérieure est importante car la sécurité, de nos jours, est redirigée contre les individus du groupe, menaçant, à terme, l’existence même du groupe. De la sécurité au sécuritaire…

Or, le « vivre ensemble », ce n’est pas se surveiller les uns les autres mais adopter et respecter des règles communes qui permettent de faire face ensemble aux contraintes et menaces extérieures au groupe. Au sein du groupe, s’il existe des menaces, ce n’est pas une question de sécurité mais de justice.

2. Justice

Pour éviter le sentiment d’insécurité au sein d’un groupe qui pourrait provenir de l’ascendance disproportionnée d’un individu sur les autres, il est nécessaire de mettre en place une justice, c’est-à-dire un ensemble de règles s’appliquant à tou⋅te⋅s sans exception.

Ces règles, bien évidemment, ne poussent pas sur les arbres. Leur mise au point est délicate et imparfaite. C’est pourquoi elles doivent impliquer, tant dans leur conception que leur application, l’ensemble des individus du groupe.

Surtout, c’est ce « sans exception » qui importe. Car s’il y a ne serait-ce qu’une exception, alors chacun voudra, soit être cette exception, soit qu’une exception nouvelle le concerne. C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui quand, par exemple, une règle simple comme l’impôt qui permet à chacun⋅e de pourvoir, à hauteur de ses moyens, aux besoins du groupe, est truffée d’exceptions qui, au final, ne font qu’appauvrir le groupe.

Si la sécurité est le « tou⋅te⋅s pour un⋅e », alors la justice sera le « un⋅e pour tou⋅te⋅s ».

3. Éducation

Enfin, le dernier des trois mousquetaires de la république est l’éducation. Afin que les règles de justice puissent être connues, débattues, améliorées ou changées, il est nécessaire que chaque individu du groupe soit pareillement éduqué. Autant intellectuellement que physiquement.

Ce qui pose insidieusement la question des inégalités. C’est le premier chantier auquel devra s’attaquer une république humaniste : la réduction puis la disparition des inégalités. Ce qui ne signifiera pas la fin de la diversité comme le redoutent, ou font semblant de le redouter, les adversaires de l’égalitarisme. À mon avis, la diversité ne pourra que sortir renforcée d’un combat pour l’égalité puisqu’il s’agit d’une égalité de droit et de traitement, pas d’une stricte égalisation qui n’aurait aucun sens.

Conclusion

Et si la candidature de Mme Taubira n’était pas retenue ? Alors ma toute neuve carte d’électeur restera vierge et, au mieux, me servira de marque-page. Au pire, elle sera oubliée au fond d’un tiroir. Celui où je me débarrasse de tout ce qui ne me sert plus et qui commence à déborder.

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