Ma, ma, ma… ma rénégation !

C’est comme un jeu des sept différences sauf qu’au final il n’y en a qu’une : lui est une machine sans état d’âme, elle est une mammifère avec des tas d’âmes. Le fait d’avoir chacun et chacune un « Ma » pour débuter leur nom et leur prénom aurait pu inciter à les confondre. Mais c’est ce qui les différencie.

*

Lui prend ces « Ma » pour des pronoms possessifs.
Elle les revendique comme des pronoms personnels.
Lui est possédant, obsédé par la richesse numéraire.
Elle est possédée par l’obsession de la richesse humaine.
Lui est technocrate et radicalement déshumanisé.
Elle est technophile et résolument humaniste.
Lui ne jure que par la pénétration du marché.
Elle se bat contre le marché de la pénétration.
Lui pense et dépense : il est arithmétique !
Elle pense et récompense : elle est alphabétique !
Lui est l’alpha et l’omégalomane des chiffres après la virgule.
Elle est la lettre courbe et voluptueuse à l’origine du monde.
Lui a des plans A, des plans B, des plans C et même des plans d’épargne.
Elle n’a que des plans étiquetés qualité, quintessence, questionnement quotidien.
Lui est le manuel du parfait arriviste.
Elle est la maïeutique du voyageur contemplatif.
Lui est conservateur.
Elle est pénicilline.
Lui est « corporate ».
Elle est corporelle.
Lui dit : Nous sommes en guerre !
Elle dit : Faisons l’amour !

Tu te demandes peut-être quel est le but de cette comparaison moins absurde qu’elle n’y paraît ? Réponse : aucun. Juste une introduction en douceur pour joindre deux colères que je pourrais ainsi résumer : pourquoi faut-il que le monde soit systématiquement dirigé par des imbéciles orgueilleux et comptables alors qu’il existe une poésie dont l’alchimie n’est qu’une saine et savante concoction de joies moléculaires et d’harmonies irrationnelles ?

Lui, tu l’auras certainement reconnu. Elle, tu ne la connais peut-être pas. Je n’ai pas encore lu son dernier livre mais j’ai déjà chroniqué quelques-uns de ses anciens ouvrages sur ce même blog. Tu n’as qu’à fouiller. Et je suis toujours aussi stupéfait qu’une espèce puisse produire à ce point deux extrêmes. Lui, qui prône la fuite en avant sachant pertinemment que devant c’est le vide, elle, qui tente de nous réconcilier avec les lambeaux de notre humanité laissés en chemin dans notre course folle vers ce vide.

D’où ce qui suit.

*

Rappelle-toi des débuts de ce monde. Ça fait longtemps, je suis d’accord mais fais un effort. Car il existe en nous une trace infime de ce premier souvenir. Les astrophysiciens ont récemment observé des ondes gravitationnelles qu’ils attribuent au Big Bang. En tant que signaux résiduels, ces ondes sont un peu l’extrait de naissance de l’univers. Et je suis persuadé que tous les êtres vivants sont porteurs d’un signal résiduel qui leur attribue un point d’origine. Peut-être existe-t-il plusieurs types de signaux résiduels, selon l’origine considérée : origine de l’univers, origine de la vie, origine de l’espèce…

À un moment de l’évolution des primates, et pour des raisons qui nous seront à jamais inconnues, la grande famille des Catarrhiniens a explosé et a donné deux sous-espèces : les singes avec queue (« monkeys », en anglais) et les singes sans queue (« apes », en anglais). Ces derniers, dont les gorilles, les chimpanzés, les bonobos, les orangs-outans et nous-mêmes ont alors pris quelques chemins de traverse, s’éloignant les uns des autres, génétiquement plutôt que géographiquement.

Ces séparations ont été lentes et imperceptibles à l’échelle des individus bien que nous sommes capables de conserver, sur des temps évidemment plus courts, l’impact mémoriel et parfois physique de nos bouleversements émotionnels. En revanche, ces séparations ont été tangibles pour ces groupes de grands dadais aux pieds préhensiles puisqu’elles sont aujourd’hui traçables.

Lorsqu’une espèce se divise en au moins deux sous-espèces, émotionnellement, ça ne peut que laisser des traces pour les sous-espèces en question. Certes, ces traces ressortent de l’infiniment petit plutôt que du cinémascope. Mais elles existent. Elles indiquent un avant et un après sans toutefois être suffisamment précises sur l’entre deux. Il est impossible, par exemple, d’affirmer que l’humanité est née un jeudi à 17h50. Mais il est possible d’interpréter ces signaux faibles comme les prémices d’un grand bouleversement.

C’est ce que m’indique mes signaux résiduels : l’espèce humaine est en train de se scinder en deux branches qui deviendront antinomiques. Et qui, sans pourtant trop se différencier génétiquement l’une de l’autre, s’éloigneront géographiquement. Et de façon probablement irréversible. L’une se nommera peut-être homo macronensis. Elle établira l’égocentrisme comme nouveau modèle évolutif et partira le tester — fière de son intelligence et convaincue de sa technologie — autour de planètes aussi sèches et désertiques que l’amour qu’elle porte à son prochain. L’autre renoncera peut-être à se nommer, espérant ainsi enrayer la spirale nombriliste consécutive à toute généalogie. Les pieds fermement posés sur le sol, elle redécouvrira avec appétit et bonheur les charmes contagieux de la solidarité.

Le fameux — et inexplicable — signal interne dont je t’ai parlé plus haut me dit que nous avons d’abord été une espèce solidaire. Et si tu me lis depuis longtemps, tu sais que cette solidarité primitive est une marotte chez moi. Un pré-requis à toute explication. Une nécessité tant littéraire qu’anthropologique. Là aussi, impossible de savoir avec précision quand et pourquoi, certains d’entre nous se sont désolidarisés, entraînant avec eux — quelle ironie ! — de plus en plus de suiveurs.

Car l’égocentrisme est une appropriation quand la solidarité est un échange. L’égocentrique revendique pour lui seul ce qui a été bâti par d’autres et par solidarité. L’égocentrique se croit miraculeux, insubmersible et résilient. « Self made man ! » prétend-il. Mais personne ne se fait lui-même. Ce n’est simplement pas possible. Tout apprentissage humain, du plus simple au plus complexe, est le fruit d’une transmission, d’une solidarité. Apprendre à parler, à chasser, à lire, à compter, à mentir… Rien de tout cela n’est inné.

Cette séparation en deux « humanités » est bien entendu le scénario le plus optimiste. Car malheureusement, quand il a le choix de faire, soit une petite bévue, soit une grosse bourde, l’être humain choisit toujours de faire une énorme connerie !

Je t’ai déjà expliqué il y a longtemps que le développement technologique était une des raisons d’être de l’humanité. Cette capacité à inventer et utiliser des outils devaient, à la base, permettre d’acquérir une capacité à comprendre la globalité du monde. Afin, probablement, de s’y intégrer posément. Or cette capacité a aujourd’hui changé de statut. C’était un moyen, c’est devenu un but. L’outil est devenu l’œuvre. L’imitation bienveillante d’un environnement pointilleux a laissé la place à son remplacement brutal et imparfait.

Ainsi, les lumières de la ville ont remplacé la nuit. La flore n’éclot plus que dans d’immenses laboratoires. La faune ne migre plus que d’une chambre froide à un congélateur. Bientôt, les multinationales sauront fabriquer l’eau. L’assèchement des océans ne sera plus une menace mais une invitation à la multiplication de surfaces cultivables que la disparition des forêts n’avait pas rassasié. Puis, ces multinationales apprendront à fabriquer l’air. Si bien que les premières cités sous bulle préfigureront les futurs habitats extraterrestres, parachevant alors le triomphe transhumaniste face à l’animalisme revendiqué des derniers des solidaires, arc-boutés par petits groupes sous les orages de boue et de poussière d’une planète sans rivière et sans arbre que les vents chauds et abrasifs auront rendu inhospitalière même au plus insensible des rustres phacochères !

N’imagine même pas que cette fiction n’est qu’une vue de mon esprit déliquescent. Ce n’est pas que cela. C’est déjà en cours.

Nous allons progressivement nous habituer à porter des masques de plus en plus ergonomiques. La sophistication fera son œuvre et bientôt, plus personne ne les quittera. Il sera alors temps d’enfiler des combinaisons intégrales. Légères, au début. Amovibles. Ludiques. Puis la sophistication… Puis les premiers départs vers les leurres étoilés.

Il faudra apprendre à vivre en vase clos sur des cailloux secs et froids. Le nombre et le choix de ces nouveaux conquistadors d’un eldorado aux filons inépuisables ne sera même pas un problème. Lorsque les multinationales auront réussi à correctement cloner les êtres vivants, y compris humains, il n’y aura plus besoin de main d’œuvre bon marché en provenance des autres continents. Des populations entières pourront disparaître sans que personne ne lève un sourcil. Opération de toute façon devenue délicate avec un masque équipé d’une visière bien collée sur le front.

*

Elle se fondra peu à peu dans le nouvel écosystème qui naîtra de l’après. L’eau rejaillira, peut-être plus méfiante, peut-être un peu plus bleue mais toujours aussi vivace. Les forêts renaissantes apprendront à conserver entre leurs branches les plus fugueurs de leurs primates afin d’éviter une nouvelle catastrophe.

Lui, continuera de faire la guerre pour justifier sa fuite, contraint à courir après l’inaccessible, poursuivi par la hantise de ne jamais réussir à se débarrasser de sa part animale, cette insatisfaction viscérale qui ressemble à une haine de soi.

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