La quarantaine incertaine

Le nombre 40 est un nombre apparemment inoffensif. Personne n’a jamais été agressé par un nombre 40 sorti de nulle part pour étancher sa soif de sang frais. Par exemple, en France, le département numéroté 40 est attribué aux Landes qui est la région la plus plate de l’Hexagone. Autre exemple de non létalité du nombre 40, c’est aussi le nombre de voleurs floués par le seul Ali Baba. Rien de bien inquiétant, donc.

Sauf quand il est question d’âge.

Beaucoup de gens sont soudainement happés par une sorte de vertige quand le calendrier les rapproche sans compassion de cet âge incompris. Comme si, du jour au lendemain, de larges touffes de cheveux blancs et rêches allaient remplacer les boucles brunes ou blondes soigneusement entretenues. Comme si tous les gens allaient spontanément se lever à leur arrivée claudicante pour leur offrir une place assise dans le bus ou le métro. Comme si les verveines, les tisanes et autres décoctions végétales allaient supplanter dans leur placards les alcools ensoleillés et les sucreries pétillantes.

Avoir quarante ans ce n’est pas vieillir. Vieillir, ça commence dès la naissance. Le compte à rebours est lancé dès la sortie du cocon maternel. D’autant que quarante ans n’est même pas la moitié de l’espérance de vie des femmes en France (qui est légèrement supérieure à 85 ans).

D’un point de vue social et professionnel, avoir quarante ans n’a absolument aucune incidence. La somme des savoirs et des expériences est légèrement supérieure à ce qu’elle était dix ans auparavant et très légèrement inférieure à ce qu’elle sera dix ans plus tard. Mais ça ne fait pas de cet âge un monstre hideux et malfaisant.

Certes, cet âge rapproche la plupart des femmes de la ménopause et ce changement physiologique est suffisamment perturbant par lui-même sans qu’il soit nécessaire d’en rendre responsable le passage à la quarantaine. Chez l’homme, le marketing social a inventé une fumeuse « crise de la quarantaine » alors qu’il est notoire que cette fameuse crise a lieu tous les quarante jours…

Mais.

Comme souvent dans la psyché humaine, les peurs individuelles ont leurs racines profondément enfouies dans les abysses inextricables des récits collectifs qui fondent les civilisations. Et de ce point de vue, on remarque assez vite que le nombre 40 figure parmi les nombres importants dans beaucoup de spiritualités. Avec une symbolique commune qui est celle du « temps de passage ». C’est le temps qui succède au doute, à la réflexion, à la recherche. C’est le temps qui précède la mise en œuvre, l’apaisement de l’esprit, l’émerveillement. Et peu importe ce qu’il y a derrière ce 40 : ans ou jours. Je te laisse lire cet article qui en donne une vue succincte mais éclairante.

Bien sûr, si autant de textes sacrés ont accordé à ce nombre un rôle de premier plan, c’est que ces textes sont eux-mêmes le fruit de long cheminements qui se sont entrecroisés, mélangés, imités, copiés, volontairement ou non. De même qu’on ne connaîtra jamais la préséance originelle entre l’œuf et la poule, on ne saura jamais qui a dégainé le premier le nombre quarante. Cependant, l’inspiration géniale de ce ou cette pionnière a largement été reprise pour signifier la symbolique de l’avant et de l’après.

Jusque-là, rien non plus de vraiment terrifiant concernant ce nombre. Au contraire, puisqu’il est la preuve, une fois atteint, que l’esprit, enfin libéré des contingences matérielles de ce bas monde, est en route vers un nirvana de connaissance et d’amour.

Mais.

Dans nos contrées européennes, une volonté farouche de tout réglementer au-delà de toute mesure, a insidieusement transformé ce « temps de passage » en « examen de passage ». Cette volonté étant partagée aussi bien par les élites religieuses et les élites militaires, souvent issues des mêmes familles intimes des palais royaux, l’incitation au passage est devenu une obligation de traverser. La méditation est devenue leçon. La contemplation est devenue oisiveté. L’acceptation est devenue obéissance. Et cette intrusion abusive dans la vie sociale de populations soumises car affamées, en a annihilé l’aspect festif au profit d’une angoisse de réussite, comme s’il s’agissait d’un nouveau baccalauréat aux conséquences déterminantes. Surtout, cet examen a minoré la satisfaction d’une éventuelle réussite pour cultiver jusqu’à la nausée la peur de l’échec.

Un rhétorique absurde mais efficace qui n’a pas échappé aux gourous de la consommation de masse qui y ont vu de quoi s’assurer de longues décennies de rentes pharaoniques. De fait, pour toutes les sociétés gangrenées par l’esprit hollywoodien et le rêve américain, avoir quarante ans est devenue un premier signe d’obsolescence. Les femmes de quarante ans sont les grandes oubliées — les grandes méprisées — des fabricants de culture mainstream. Les hommes de quarante ans sont vus dans « la force de l’âge », expression sournoise qui sous-entend : au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable.

Or

Les points de passage — qu’ils nécessitent ou non des examens de passage à l’image du Sphynx de Thèbes — représentent une frontière entre l’acquis et l’inconnu. Et c’est un fait bien connu que l’inconnu se peuple de monstres, de vampires, de diables et de croque-mitaines. Tout comme il est acquis qu’une fois la frontière franchie il est primordial d’accepter qu’il n’y a plus aucun retour en arrière possible.

Alors les monstres, les vampires, les diables et les croque-mitaines se transforment soudain en joyeux lurons, en enchanteurs, en magiciens et délestent le voyageur fébrile de ce qui l’encombre le plus. À savoir, le jugement de soi. Et lui offrent ce qu’il y a de plus irremplaçable : la connaissance de soi.

Bienvenue dans ce nouveau monde !

Pour terminer, quelques conseils de lecture à déguster tranquillement dans un bar de Carentan

  • Les quarante mousquetaires
  • Les quarante filles du Dr. Marsh
  • Quarante nuances de grisaille
  • Le tour du monde en quarante jours
  • 40 grammes de vent sur un arbre perché

liens vers l'article suivant ou l'article précédent
texte précédenttexte suivant

retour haut de page