Écart de presse

Parmi les milliards de publicités stupides qui m’assaillent chaque jour, une m’a récemment interpelé. Sur mon PC portable j’utilise plusieurs bloqueurs de pubs et de traceurs pour n’être ni ralenti, ni pollué dans ma navigation.

Je ne me suis pas encore penché sur l’installation de telles protections sur le nouveau téléphone portable et en me rendant, avec ledit téléphone, sur le site d’un journal bien connu (que je ne citerais pas comme je ne citerais aucune marque dans ce billet) je vois entre deux en-tête d’articles un insert dont le slogan commence par ces mots : « Je suis journaliste… » suivi d’une [marque automobile] et d’un [évènement pseudo-sportif].

J’ai immédiatement refermé la page (j’irais consulter ce que je cherchais sur le PC). Avec beaucoup de points d’interrogations.

Certes ce journal n’est pas reconnu comme étant le sanctuaire des derniers dinosaures de la presse libre et indépendante, ce serait même un peu l’inverse, notamment parce qu’il appartient à un groupe de presse extrêmement puissant financièrement. Malgré tout, jusqu’ici, la frontière restait étanche (au moins en façade) entre le rédactionnel et le publicitaire, donnant lieu par exemple à l’étrange coutume du publireportage (publicité déguisée en article mais annoncée comme publicité, hors du champ journalistique). Avec cet insert, il me semble qu’un garde-fou vient de céder.

Le mélange des genres dans le journalisme n’est malheureusement pas une nouveauté. Notamment dans le journalisme politique ou le mot indépendance est considéré par beaucoup comme un gros mot. On voit aussi quelques journalistes célèbres être pris la main dans le sac de l’usurpation de fonction en intervenant dans des séminaires d’entreprise et être très largement rémunérés pour cela. Mais à ma connaissance, c’est la première fois que le mot journaliste est ouvertement associé à une campagne publicitaire.

Tu imagines Mesrine arrondissant ses fins de mois comme gardien de la paix ? L’exemple peut sembler extrême et pourtant, journalisme et publicité sont (devraient être et rester) les deux extrêmes du champ communicationnel. L’un, le journalisme, se définit par la recherche de la vérité dans une information couplée à la véracité de celui qui relate cette information — ici, exactitude et crédibilité sont les maître-mots — l’autre, la publicité, est plutôt dans la surenchère mensongère en abusant du discours utilitariste à des fins purement mercantiles.

Dans la Charte de Munich qui définit les droits et devoirs des journalistes européens, figure ceci (déjà présent en d’autres termes dans la Charte des devoirs professionnels des journalistes français de 1938) :

9. Ne jamais confondre le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste ; n’accepter aucune consigne, directe ou indirecte, des annonceurs.

Comment un journal et les journalistes dudit ont pu laisser passer cette horreur qui les piétine et leur dit ouvertement : Vous n’êtes que des putes que des marionnettes ! ?

Au moment où la liberté de la presse vient de connaître son épisode le plus sanglant et même si cette publicité a évidemment été rédigée bien avant, le fait de ne pas la suspendre, le temps de la corriger, est un indicateur sérieux de l’avenir de la presse commerciale. Devenir ni plus ni moins que l’alibi, la caution déontologique, des groupes industriels qui auront les moyens d’entretenir ces journaux. C’est déjà le cas dans de nombreux domaines de la presse spécialisée (sport, automobile, informatique, cinéma, musique, féminins, etc) où les magazines n’existeraient pas sans l’argent des publicitaires ce qui oriente fortement les articles qui y sont publiés.

Cela dit, quelles solutions existeraient pour sauver et pérenniser ce qui reste de l’indépendance de la presse ? Avant d’envisager ces solutions (le pluriel, ici, étant exagérément optimiste), il faut d’abord répondre à ces questions simples :

  • qui veut encore d’une presse indépendante ?
  • qui veut encore d’une presse ?
  • qui a encore conscience que sans presse libre et indépendante il n’y a plus de démocratie possible ?

« Je redoute trois journaux plus que 100 000 baïonnettes. », disait Napoléon Bonaparte.

Les solutions envisageables pourront passer par :

  • l’abonnement non marchand (à l’exemple de ce qui se fait pour certains journaux en ligne) ;
  • l’interdiction pour tout groupe industriel et ses filiales d’investir le moindre centime dans la presse ;
  • la prise en charge par l’état (donc par l’Europe) d’une partie des frais de fonctionnement de ladite presse (qui peut passer par une mutualisation de l’achat de papier, des frais d’impression et de diffusion) ;
  • la mise au programme dès le collège d’activités journalistiques ;
  • la refonte indispensable par la profession de sa charte de déontologie, profession qui devra se donner les moyens de la respecter, notamment en ne distribuant pas des cartes de presse aux copains comme d’autres distribuent des légions d’honneur ;
  • etc.

Il n’est peut-être pas trop tard.

Ce matin, il fallait être debout à cinq heures pour voir tomber la neige sur les pavés parisiens, les rendant plus casse-gueule que d’ordinaire. La neige se transforma vite en une pluie torrentielle puis laissa la place à un soleil magnifique. Si seulement le monde pouvait suivre cette voie.

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