Génération « ON/OFF »

Il y a eu la « génération Mai 68 » : propre sur elle et auto-satisfaite. Ne pas être allée plus loin que la simple rébellion estudiantine lui a permis de rapidement récupérer les places laissées vacantes par ses aînés afin de se conduire à peine moins brutalement que ses parents contre lesquels elle lança plus de slogans que de pavés.

Puis il y a eu la « génération Mitterrand » : pas très propre sous elle, elle a vite appris à faire son deuil des révoltes d’autrui pour mieux se consoler dans les bras accueillants et champagnisés des marchés financiers. Jacques Higelin l’avait senti venir dès 1979 : Champagne pour tout le monde, caviar pour les autres…

Il ne devrait pas tarder à y avoir une « génération En Marche ! ». Elle sera le symbole, exagéré et réducteur, de cette jeune génération pressée d’éblouir le monde de son indéniable talent. Et du talent, cette génération en a. À revendre. Au plus offrant. En leasing ou en petites coupures.

Mais ce ne sera pas sa caractéristique principale. Cette génération sera surtout « ON/OFF ». Dans tous les domaines. Professionnel, culturel, sentimental. Et ce, parce qu’elle sera intégralement numérique. Pas de grand discours, pas d’atermoiement, pas d’apitoiement non plus. Un projet, une décision, en marche ! Pas de contestation. Pas même, à terme, la possibilité d’une contestation.

Et c’est sûrement là que réside notre point de désancrage, nous qui ne sommes pas de cette génération. Le fameux fossé des générations dont on nous a rebattu les oreilles est aujourd’hui une faille gigantesque. Ce fossé, naguère, nous le franchissions allègrement en moins de deux verres partagés au comptoir. Aujourd’hui, cette faille entre générations est la première dans l’histoire de l’humanité qui ne sera ni franchie ni franchissable. Sans qu’on puisse dire dès à présent si c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle.

La « génération En Marche ! » sera une génération mobile — mobile mais pas nomade. Ce sera une génération qui ne se posera pas. Qui ne se reposera pas non plus. Qui imposera son rythme et n’attendra personne autant qu’elle n’attendra rien de personne.

« ON »

Et c’est pour cela que les anciennes générations seront incapables de la suivre. Et qu’elle perdra en route beaucoup de ces propres enfants. Elle nous jouera Le Cid, version reverse engineering : Nous partîmes cinq mille et sans prompt réconfort, nous nous vîmes cinq cents en arrivant au port.

« OFF »

Nos générations ont trop pris l’habitude de s’arrêter pour réfléchir. Ou pour éviter de le faire. Ou pour boire un coup. Et se taper dessus. Avant de s’arrêter pour y réfléchir. Nous sommes l’ultime aboutissement d’une cascade de « générations saccades » ! Des soubresauts frénétiques par de sobres sots néphrétiques ! Des petits sauts de puce pour mieux tressauter du prépuce ! Le GPS bloqué sur un itinéraire aléatoire et incohérent. À toute allure, hilare et à quatre pattes, comme ces bambins qui se hâtent vers un mur, fermement persuadés que le mur va se pousser.

Dans un premier temps, nous essaierons de regarder passer cette génération comme les vaches d’autrefois regardaient passer les trains à vapeur : en continuant de ruminer paisiblement une luzerne sémillante et gorgée d’une rosée sans pesticide. Ces pesticides qui, finalement, ne tueront que les petits-enfants des semeurs de pesticides. Nous ferons semblant d’être compréhensifs, voire compatissants : Ha, ces jeunes… Mais tôt ou tard, nous la regarderons passer avec la peur coupable des animaux promis à l’abattoir qui ne bougent pas d’un poil quand sont emmenés leurs compagnons d’enclos.

Cette génération, tu peux déjà en voir passer des pre-releases sur les trottoirs des villes. En marche rapide et rectiligne. Testant toutes les possibilités offertes par les nouvelles technologies. Ne faisant plus confiance qu’aux seuls moteurs de recherche plutôt qu’aux habitants du quartier.

— Pardon Monsieur, la rue Machin, c’est bien par là ?
— Ha, non, c’est de l’autre côté.
— Ha ? Pourtant sur mon écran, c’est indiqué par là…
— Sur votre écran peut-être, mais j’habite juste à côté, alors croyez-moi, vous devriez plutôt faire demi-tour.
— OK, je vais plutôt aller par là.
— Comme vous voulez… c’est vous qui marchez, hein ?

Tu les crois déconnectés ? Tu te trompes. 3G, 4G, wifi, bluetooth, « sans contact », « sans-je-ne-sais-pas-quoi-d’autre-ou-avec », ils sont parfaitement connectés. À un univers qui n’est déjà plus le tien. Tu es trop lent. Et ils sont si rapides. À peine ont-ils le temps de s’admirer, prestement mais fièrement, lorsque l’écran du téléphone se couvre partiellement de leur reflet, le temps d’un passage par une rue assombrie.

C’est une génération impatiente qui va devoir au préalable se débarrasser des déchets laissées par les générations précédentes. Car elle aura besoin d’un monde vierge. Elle va donc se hâter de réparer ce que nous avons laissé en plan, quitte à ce que finalement tout s’écroule. Table rase ou desserte méticuleuse, peu lui importera. L’essentiel est que la table soit vidée. Y compris de ses convives. Cette génération ne perdra pas de temps à s’attabler.

Les tables de sa loi seront celles, innombrables et dodues, des immenses bases de données que chacun de leur pas peuplera de data en tout genre. Ailleurs, d’autres marcheurs les décortiqueront méticuleusement, ne retenant que celles qui, aussitôt, alimenteront leur propre démarche. Toutes ces longues marches, individuelles mais interdépendantes, suivront une trajectoire globalement convergente et s’assembleront en un majestueux escalier. Stairway To Heaven cessera peut-être de n’être qu’une chanson pour devenir un hymne.

Plutôt que par une tranche d’âge, la « génération En Marche ! » sera unie par une communion de pensées et d’attitudes, toutes tendues vers la conception et le développement d’un bonheur obligatoire pour tous. Le rôle de cette génération sera d’en recenser les critères, d’en définir la synthèse et d’en assurer l’application. Elle en écrira le cahier des charges, dessinera quelques maquettes, en rationalisera le développement et en vérifiera le déploiement.

Marchons ! Marchons ! Qu’aucun pour cent impur n’abreuve nos positions d’escompte !

Si tout se passe bien. Car pour le moment, la « génération En Marche ! » est plutôt « en démarchage » et sait encore s’associer aux bandits de passage. Élections législatives obligent.

Mais au-delà des résultats somme toute peu importants du scrutin à venir (peu importants pour la marche globale du monde, s’entend), il va falloir s’entraîner à déchiffrer les signes distinctifs de cette « génération ON/OFF » qui ne tarderont pas à fleurir sur les coques des ordinateurs et des smartphones ainsi que sur les peaux bronzées et les t-shirts en coton équitable car tissé par des enfants semi-scolarisés capables de dire « yes sir! » dans toutes les langues côtées en bourse. Des signes qui indiqueront que leur porteur est de cette nouvelle génération d’êtres humains appelés à définitivement quitter la civilisation lacustre pour gouverner d’autres planètes.

Du lac des singes à la planète des signes : la grande transhumance des futurs transhumains a cette fois réellement commencé. Allez, hop ! En marche !

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