Si tu sais lire entre les lignes, tu as compris que je ne réside plus dans le parking qui jusque-là me servait d’abri pour la nuit.
Il m’a donc fallu me réorganiser et changer le cours de mes pérégrinations tant diurnes que nocturnes. Je te propose de faire un petit point sur tout ça. Je ne reviens pas sur les circonstances de mon exclusion du parking. Le mal est fait. J’y vois cependant deux aspects positifs :
- cela me permet d’affiner les différents niveaux d’empathie dans lesquels je tiens certains de mes concitoyens et d’ainsi enlever quelques barreaux sur l’échelle de la considération que je porte encore à ces représentants — malgré eux — de l’espèce humaine ;
- cela va dans le sens du travail littéraire dont je te parlais récemment et qui devrait porter sur l’exclusion en général et pas seulement sur l’exclusion sociale des vieillards libertaires à Paris au XXIe siècle !
Sur la question de la considération que l’on peut porter à ses semblables — et tu n’imagines pas à quel point ce semblable me semble dissemblable — il te faut savoir qu’à la base je rentre dans la catégorie des « rêveurs naïfs, confiants et optimistes ».
Depuis que je suis tout petit (vers l’âge de 42cm environ), j’ai toujours, a priori, considéré les gens, tous les gens, comme gentils, serviables, humains, solidaires, intelligents, intéressants, prévenants, curieux, joviaux, honnêtes, affables, aimables et aimants.
Pourquoi tu ris ?
OK, depuis que j’ai pris quelques rides, j’ai sérieusement reconsidéré cette liste de qualités et leur attribution à tout un chacun.
Néanmoins, je fais toujours confiance a priori aux gens que je ne connais pas. Je n’ai jamais, je continue et continuerai de ne jamais juger personne sur sa gueule, sur son accoutrement — fut-il tout vêtu de kaki, de képi, de keffieh ou de fieffées toilettes — sur son sexe (en dehors des heures autorisées pour la visite), sur sa culture, sa voiture, sa toiture, ses montures de lunettes ou sa façon de démonter la lunette des toilettes !
Aussi, quand je suis victime, de la part de qui que ce soit d’officiel ou de superficiel, d’un délit de sale gueule, engendré par la bêtise, fille de l’ignorance et mère amère de toutes les peurs, même les plus éphémères, je suis capable de devenir extrêmement méchant envers les tristes abrutis qui ne voient pas que le piédestal sur lequel ils se paluchent est uniquement constitué de la merde qui leur sort de partout quand ils parlent et qu’aucun caniveau n’a jamais accepter d’évacuer, la laissant sécher et s’accumuler sous leurs semelles d’argile, leur conférant cette hauteur, dame ! qu’ils prennent pour de l’élévation d’âme ! Bande de fils et filles de vous-mêmes ! La laideur fût inventée pour que vous puissiez exister et être définis. Le vide immense de l’espace infini fût créé à l’image de votre cœur qui n’est qu’une rancœur. La peine de mort devrait être rétablie et appliquée illico aux victimes de vos regards gluants de bile pour nettoyer icelles et leur rendre la dignité que votre malfaisance a transformé en débris de poupées haïtiennes transpercées des vaudous de vos doux vide-ordures ! Que les plus malsaines des hyènes de la plaine se repaissent de vos entrailles et laissent aux cloportes coprophages le soin de dévorer vos yeux !
Ouf ! Ça va mieux.
Ce matin, dans l’abri de fortune que j’ai fini par trouver pour m’abriter du froid des nuits de juin qui ressemblent aux journées de novembre, et dans lequel j’avais fini par trouver un ersatz de sommeil, un type m’a réveillé, m’a tendu un gobelet de café chaud et sucré puis a disparu aussitôt.
Un autre gars qui commençait à faire le ménage dans le local, équipé lui aussi d’un café pareillement offert, me sourit comme seul peut sourire un immigré à la vue d’un autochtone plus mal loti que lui, me demande si ça va et me fait remarquer, en portant le gobelet à ses lèvres, que la journée commence bien. De fait, la pluie de la nuit a laissé la place à un vrai soleil de printemps, pas encore à même de réchauffer l’atmosphère mais capable d’une luminosité propre à susciter un regain d’intérêt pour un Mondrian période Van Gaughin.
Le fait de ne plus dormir dans ce parking me contraint donc à passer une partie de mes nuits à la recherche d’un abri, ce qui n’est pas toujours simple, les villes étant de moins en moins aptes à héberger les miséreux qu’elles induisent.
Les nuits où la température et l’absence de pluie me l’ont permis, j’ai pu profiter de la belle étoile parisienne, allongé sur un banc ou sur un rebord de fenêtre suffisamment long et large. Il m’est aussi arrivé de m’étendre à même le sol, à défaut de ne rien trouver de plus confortable, mais j’avoue que cette situation m’empêche absolument de fermer l’œil. À même le sol, la vulnérabilité n’est que plus évidente en cas d’agression mais aussi en cas de visites incongrues de la part de rongeurs et de rampants plus ou moins recensés par le Muséum.
Dormir vraiment, pour le moment, m’est impossible. Je m’assoupis, je somnole, je revasse, je m’efface, je m’élude, mais je ne dors pas. Du coup, je suis un poil fatigué et ma tendance naturelle à faire des phrases à rallonge pour engrosser des textes déjà trop longs, se lâche comme si le manque de sommeil lui était une morphine, de celle qu’on distribue en soins palliatifs et qui aide à partir en douceur des gens déjà morts et dont les corps se lâchent aussi.
Entre deux somnolences, et pour redonner à mon squelette une allure plus naturelle que celle de journal froissé qu’il arbore à mon réveil, je marche deux ou trois heures puis je somnole à nouveau puis je me remets en marche et je pense à Paris qui, comme la mère Michel, a perdu tous ses chats. Où sont les chats parisiens ? Où sont les ‘ros minets, les matous, les greffiers, les raminagrobis qui signaient la nuit de leur félicité, qui étaient la griffe nocturne des quartiers populaires, qui miaoutaient parfois bien après la mi-août ?
Je pense aux chats car, coïncidence ou effet secondaire, je croise de plus en plus de rats… Mais tant que ces derniers ne quittent pas le navire !
Vers six heures trente du matin, je m’efforce d’être à proximité de la Gare de Bercy. C’est son heure d’ouverture et cela me permet de m’asseoir et de somnoler quelques temps en attendant qu’à son tour, ouvre le distributeur de café, à peu près vers huit heures, la précision n’étant pas leur fort (de café, aurait ajouté un humoriste des années cinquante mais pas moi car je… euh… et merde).
Ce distributeur est une nouvelle addiction. J’ai découvert récemment cette chaîne de restauration organisée autour de cafés variés et j’y ai pris goût ! Je laisse de côté les hideuses pâtisseries qui me laissent à penser que cette chaîne doit être d’origine britannique, pour les couleurs des glaçages, et d’origine londonienne pour les prix d’icelles ! Putain, les salauds !
Je n’y viens que pour le café et dans l’ensemble, celui-ci est bon et abordable : deux euros quatre-vingt-quinze pour un presque demi-litre (mesure anglo-saxonne et dénomination italienne… les gens du marketing sont vraiment des tarés), certes moins caféiné que le petit noir du comptoir d’à côté mais qui présente l’avantage, puisque je fais l’ouverture, de disposer d’une place assise près de la seule prise électrique de la salle que je peux squatter autant qu’il me plaît !
Le personnel s’est déjà habitué à ma présence quasi-quotidienne et me sert gentiment mon « grande » sans que je ne demande rien : ça me va.
Ce café me fait du bien et je peux commencer, continuer ou modifier mes textes dans cet environnement pourtant essentiellement boboïde : clientèle jeune, pour moitié étrangère, bourgeoise et techno-addict (une majorité d’appareils estampillés de la célèbre pomme se frayent un chemin entre les capuccinos et les muffins) mais tant mieux. Ici, je fais figure de bizarrerie et du coup, tout le monde me fout la paix alors que dans un bistrot ordinaire ou une brasserie traditionnelle, j’aurais déjà été mille fois sollicité pour commenter le match de la veille ou la liposuccion de telle célébrité inconnue de moi !
Ensuite, passage par chez Dame Aurélie, voir si la douche est disponible, auquel cas j’y ajoute une heure ou deux de somnolence un peu plus poussée, parfois entrecoupées d’une ou deux tasses de café… Au réveil, je fais un petit tour sur Internet, soit pour mettre en ligne après relecture et diverses corrections, soit pour m’informer de choses dont au final je me contrefous.
Si un jour tu croises Aurélie, pense à lui payer un verre, tu lui dois en partie de pouvoir lire mes textes !
Puis, dans l’après-midi, je repars tester la marchabilité des trottoirs parisiens — certains sont vraiment défoncés et me rappelle ce magnifique morceau de Dashiell Hedayat, « Chrysler », que tu trouveras ici.
Je marche au hasard des rues, le sac sur le dos, les mains dans les poches, le regard à l’affût d’une image, les oreilles branchées sur FIP mais l’ouïe concentrée sur le bruit des autos pour éviter d’en percuter une lorsque je traverse sans regarder la couleur des feux, et le reste de ce qui me reste d’esprit ressassant ce que j’aimerais écrire.
Ceci dit, il serait temps que les ingénieurs qui travaillent sur les outils de demain pensent à concevoir une machine capable de retranscrire à la volée les milliers de phrases qui me traversent l’esprit pendant mes longues marches ! Cela m’éviterait, d’une part, d’en perdre la majeure partie et, d’autre part, de m’astreindre à un fastidieux travail de reconstitution et de mise en place, une fois devant l’ordinateur, pour en faire quelque chose de lisible.
Allez, les gars ! Au boulot ! Moi, je n’ai pas le temps, j’ai encore quelques bancs à tester.
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