Tu as déjà entendu parler de Jean-Jacques Rousseau dont on fête cette année le trois centième anniversaire de naissance.
Rassure-toi, je ne vais pas te faire un cours sur sa philosophie. J’en serais bien incapable et si un tel cours t’intéresse, tu trouveras sur le web beaucoup de choses à son sujet, positives comme négatives, puisque l’homme et son œuvre n’ont jamais laissé quiconque indifférent.
Ici, je vais juste partager avec toi ce que je partage avec lui : le goût de la flânerie d’où naît la rêverie.
Flâner, nous dit le dictionnaire, c’est « avancer lentement et sans direction précise ». C’est en flânant qu’on se laisse soudainement accaparer par ces petites choses d’ordinaire invisibles ou fugaces. Par exemple, cette fenêtre, là-haut. Tu la vois ? Il lui manque une portion de vitre et elle prend, sous la lumière tombante, une forme familière, comme si Modigliani avait soudainement eu besoin de ce morceau de verre pour modéliser ses fameux portraits. Ou bien cet oiseau qui sifflote ses trilles cristallins avant de s’envoler sous tes yeux dans un battement d’ailes confus, perdant au passage une plume, d’où s’écoulera peut-être ton histoire… Il y a aussi cette feuille, encore accoudée à sa branche, toujours ivre de sève, qui ne sait pas encore que son dernier vert se remplira d’un bronzage automnal. Et mille autres petits riens qui, chacun à leur façon, t’entraîneront dans une rêverie improvisée que n’interrompra qu’à peine ce putain de réverbère que tu t’es pris dans la gueule !
Une flânerie réussie mène à des rêveries jonchées de points d’interrogation, comme autant d’arceaux impassibles. Elle est alors le parfait berceau pour la réflexion.
J’aime marcher seul.
Idéalement, pour une flânerie de qualité, il me faut une rivière, un lac, un bord de mer, une simple flaque… N’importe quelle étendue d’eau que je pourrais longer et sur laquelle se reflèterait imparfaitement la silhouette vacillante de tout ce qui est alentour. Il me faut aussi de vieilles pierres, d’anciens colombages, de vétustes vestiges, le moindre monceau de ruines sur lequel poser le regard pour que se reposent les yeux. Il me faut également le bourdonnement sourd et lointain des activités quotidiennes, quelques personnes à la fois belles et étranges à croiser, un chien perdu, un léger vent, des arbres.
La flânerie idéale est bien entendu un leurre, comme tout ce qui est idéal. Il n’est d’ailleurs pas vraiment besoin de marcher. Il existe aussi des flâneries immobiles. C’est ainsi qu’il m’arrive de flâner allongé lorsque le sommeil s’est perdu entre ici, précisément, et là-bas, prétendûment…
Beaucoup des articles de ce blog sont nés de flâneries. Tous ne sont pas encore rédigés car j’ai pour habitude de ne rien noter pendant que je flâne. Est-ce pour ne pas interrompre la fluidité du rêve et le laisser prendre tous les chemins qu’il souhaite ? Toujours est-il que je ne n’ai pas le souvenir, de retour devant l’ordinateur, des méandres précis de ces rêveries. Je note alors des bribes éparses que je laisse macérer quelques jours, parfois quelques semaines…
Plus tard, lorsque je reprends ces brouillons, soit je ne sais qu’en faire et cela justifie de n’avoir pas pris de notes, soit j’entrevois la possibilité d’un article et là, c’est le drame : Mais pourquoi n’ai-je pas pris de notes, putain de bordel de merde !
Certains articles sont écrits « à la volée », sous le coup d’une colère immédiate (très récemment, celui-ci) et bien que toutes mes colères ne provoquent pas d’articles — ce qui est heureux pour toi, parce qu’alors ce blog ressemblerait davantage à la biographie « uncensored » du Capitaine Haddock qu’à un traité philosophique sur les bienfaits conjugués de la patience et de la diplomatie. Certains articles (notamment celui que tu lis en ce moment) naissent alors que je me suis attelé à en rédiger d’autres qui, du coup, rejoignent leurs frères de misère dans la longue cohorte des retards qui jamais, semble-t-il, ne se pourront combler…
L’esprit est chose agile et vouloir le contraindre est œuvre malhabile.
Quand bien même je réussis à rédiger un article sur la base de quelques vieilles notes, il me faut parfois recourir à d’autres flâneries, mobiles ou immobiles, pour tenter de remonter le fil qui les avait unies. Et c’est comme si j’essayais de réunir les pôles identiques de deux aimants. D’un côté, je me concentre sur ce que je dois rédiger et tente d’en avoir une vision claire, de l’autre, je me laisse entraîner par les rêveries qui s’annoncent comme autant d’Attila après lesquels aucun brin, fût-il de zinc, jamais ne repoussât !
Tu as déjà réussi à te débarrasser d’une idée qui veut absolument se développer dans ton pauvre crâne ouvert aux quatre vents des steppes ? Moi non plus…
Je devrais prendre des notes, des fois que…
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