Il y avait foule ce matin au kiosque de la gare de Bercy, là où habituellement, comme chaque mercredi, je fais l’emplette du « Canard Enchaîné ». Chacun et chacune, tête haute et grand sourire venait y quérir son journal habituel, qui « Le Parisien », qui « Libé », qui « Le Canard », qui « Le Figaro », tout en participant au refinancement de « Charlie Hebdo » en achetant ce numéro d’après tuerie.
Rien d’exceptionnel dans ses pages, du Charlie comme avant moins la plume des disparus, ce qui se sent quand même un peu mais ça parait normal. D’ailleurs, le journal serait sorti uniquement en pages blanches, je pense qu’il se serait vendu tout autant. La symbolique du geste efface tout le reste.
Le dessin de couverture est plutôt cool mais évidemment, il y a déjà des barbus aigris et stupides pour menacer l’équipe de nouvelles représailles. J’ai tendance à penser que ces abrutis d’intégristes (toutes religions confondues) sont la meilleure preuve de l’inexistence des dieux. Dans le cas contraire, j’imagine mal de telles puissances immanentes se laisser représenter par de tels imbéciles !
Beaucoup d’éditorialistes cette semaine se sont demandés : Et après ?
. Bonne question.
Que restera-t-il de ces marches et de ces pages dans quelques mois, lorsque la vie aura repris son long cours immuable et sournois ? Que restera-t-il de cette « union sacrée » lorsque les difficultés, banales et quotidiennes, reviendront vriller le cerveau d’une population déjà bien trop soumise à sa télévision et à ses mots d’ordre tout aussi hypocrites qu’irresponsables ?
Un optimiste y verrait un déclic, une véritable prise de conscience sur l’importance de sauvegarder la liberté d’expression, coûte que coûte, ce qui permettrait, entre autre, de donner un bon coup de pied au cul au fascisant Valls qui promet déjà « des mesures exceptionnelles, pas des mesures d’exception », en frétillant de l’appendice caudal comme les collégiens que nous étions jadis, dans les années soixante-dix, et que nous dérobions les exemplaires de Charlie Hebdo dans lesquels les barbus exposés étaient alors exclusivement les toisons australes d’accortes jeunes femmes triturées par l’ignoble Professeur Choron.
Comme si la liberté d’expression pouvait se morceler, présenter des bas morceaux qu’on pourrait supprimer. La moindre entorse à cette liberté est une annihilation d’icelle, donc de toutes les autres libertés. Le fascisme commence toujours par restreindre ou interdire le droit à l’expression sous de vagues prétextes sécuritaires.
Tu l’auras compris, je ne me situe pas dans les optimistes. J’ai assez vu de ces « unions sacrées » se volatiliser sitôt les élections revenues. J’ai suffisamment prêcher dans le désert pour croire une seule seconde à cette prise de conscience.
Une des clés de lecture de cet évènement a été officiellement occulté : la responsabilité énorme, écrasante, indubitable des politiques sociales et économiques menées depuis 1945. Du refus de l’indépendance algérienne aux grandes cités ghettos pour travailleurs immigrés, de l’abandon progressif du rôle de l’école (instruction, vivre ensemble, respect des différences et du bien commun) aux atteintes sournoises et continues à la laïcité (qui n’est pas l’interdiction du religieux mais son intégration dans la société), du retour affirmé et revendiqué des classes sociales à la négation de l’histoire récente au profit d’une élite militariste (malgré la faillite récurrente des armées tricolores depuis Iéna), du racisme latent entretenu par la culture de masse à la trahison systématique des idéaux républicains par des politiciens avides et corrompus… Je pourrais continuer pendant des heures, des jours, des siècles ! La hiérarchisation dégueulasse des victimes (les dessinateurs pour le peuple, les policiers pour les institutions) est là pour en attester : l’économiste Bernard Maris est le grand oublié des hommages. Une façon certainement de penser qu’on finira par oublier les leçons d’Oncle Bernard… Mais comme je te le disais récemment, on ne tue pas une idée.
Et il faudra bien, un jour, et si possible avant de se taper dessus, repenser et refonder intégralement notre société. Non pas en reconstruisant la France, dont je n’ai pas grand chose à foutre, mais en construisant vraiment l’Europe. Pour et par ses habitants. Commencer par les relations sociales. Le reste suivra automatiquement puisqu’il en est dépendant. L’économique est une convention humaine. Il faut donc d’abord pacifier l’humain. Alors on pacifiera l’économique.
OK, ce ne sont que des mots et pas des solutions. Mais je ne suis pas convaincu que l’époque se prête à l’examen de solutions, d’où qu’elles viennent. Lorsque le gaz commence à s’échapper de la bouteille, il est trop tard pour proposer de nouveaux bouchons. Il faut d’abord laisser retomber la pression et comprendre pourquoi l’ancien bouchon n’a pas joué son rôle. Après seulement, on peut envisager toute sorte de solution.
En attendant, il n’est pas irresponsable de sortir 3€ pour Charlie. Ce n’est pas seulement ce journal qui en a besoin. C’est toute la presse qui doit se sentir concerné par cet élan et en profiter pour se remettre en cause et regagner ce qu’elle a vendu au plus offrant : son indépendance.
Le curseur de la liberté d’expression et celui de l’indépendance de la presse sont intimement liés. Et je veux croire que c’est aussi l’indépendance de la presse que sont venus réclamer une partie des marcheurs. Les journaux et magazines feraient bien d’y réfléchir sérieusement. Je ne suis pas certain qu’autant de monde serait descendu dans la rue si le journal visé avait été Le Figaro, Le Point ou même Libération (qui a gentiment hébergé l’équipe de Charlie). Tu te vois avec une pancarte Je suis Figaro
? Même en défilant boulevard Beaumarchais, ça ne prendrait pas.
Combien de temps mettront tous ces journaux avant d’enlever le bandeau « Je suis Charlie » de leur Une ? Le conserveront-ils « ad vitam æternam » revendiquant par là leur indépendance retrouvée ?
Allez, courage camarade ! On ne sait jamais : il est toujours possible que je sois dans l’erreur en noircissant le tableau.
Bon, je crois avoir fait le tour des titres possibles sur cette triste histoire. Juste une dernière chose : si un jour j’achète un bistrot, je le rebaptise « A’ac » pour que chacun puisse venir discuter et boire un coup (avec ou sans alcool) à l’A’ac bar ! Santé !
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