Les disparues

Contexte

Ce texte a d’abord vu le jour il y a quelques mois comme un simple texte de fiction pour amuser la galerie. Le propos central était déjà en place. Mais il manquait encore ce qui différencie un brouillon vite griffonné d’un texte structuré. Ce manque a en partie été comblé par un paragraphe de Virginie Despentes anonymement placardé sur une palissade près de la Bastille (paragraphe extrait de cette tribune). Le brouillon commençait à bouillonner mais il était encore trop dépendant de biais scénaristiques difficiles à tenir. Et puis est arrivée la pandémie. Suivie du confinement. Et le brouillon — de larve lourde et poisseuse — s’est mué en papillon de nuit.

Ce que tu vas lire n’est pas joyeux mais la période et le sujet ne s’y prête guère. « C’est la guerre ! » a déclaré Macron-Léon. J’ai quand même tenté — lorsque le brouillon avait le verso tourné — d’y ajouter un peu de mon humour particulier. Mais ne compte pas sur ce texte pour te distraire. S’il peut déjà, par moments, te faire sourire, il aura rempli une bonne partie de sa mission.


Les Disparues

Je sais que tu es là, l’animal. Je t’entends souffler derrière moi. Je t’ai fait courir, hein, mon salaud ? Mais tu espérais quoi, l’animal ? Que je me laisse attraper comme un vieux lapin à trois pattes ? Peut-être que tu n’es pas habitué à chasser du bipède, l’animal… C’est plus rusé qu’on ne le croit. Enfin… C’était. Parce que je suis le dernier, l’animal. Tu comprends ce que ça veut dire ? Après moi, fini le sapiens ! Aux oubliettes le Cro-Machin ! Prends ton temps et mâche-bien, l’animal !

Quelque part, tu dois avoir hâte, toi et tous les autres bestiaux. Les arbres aussi. Enfin, la paix ! Vous allez sûrement fêter ça. Tu vas être le héros de la soirée, l’animal ! « Hé ! Regardez ! C’est lui ! C’est l’animal qui a mangé le dernier des sapiens ! » Je ne sais pas ce que tu bois dans tes apéros d’animal mais tu vas picoler gratos, mon salaud ! Peut-être même que tu vas te faire sucer la bite ? Sauf si tu es une femelle, bien sûr… Ce qui serait finalement une forme de justice que tu me manges, non ?

Ha ! Ha ! Quand je repense à tous ces illuminés qui voulaient nous envoyer dans l’espace… « Conquérir l’univers ! », qu’ils disaient. Ils se voyaient déjà dans leurs petites boîtes en fer, explorant les galaxies, observant des étoiles inconnues, s’apprêtant à déceler des zones habitables et à comprendre enfin la structure des trous noirs… Et finalement… Le seul trou noir par lequel sera jamais passé un sapiens, ce sera ton trou du cul, l’animal ! Tu parles d’un destin cosmique !

Mais avant de passer à table, va falloir qu’on cause, l’animal. Faut bien que je raconte ça à quelqu’un. Et tu vas me faire le plaisir d’écouter jusqu’au bout. Je ne suis pas sûr que ça t’intéresse profondément, l’animal. Mais sait-on jamais ? Peut-être qu’une partie de toi est reliée à la mémoire du monde ? Et le monde doit savoir, l’animal. Et puis ce sera le prix à payer pour avoir le privilège d’être le premier de ton espèce à bouffer le dernier de la mienne. Ma vieille carne n’est pas encore en solde, l’animal !

C’est une longue histoire. Mais ne t’inquiète pas, tu m’auras boulotté avant la tombée de la nuit. Je vais passer vite fait sur le début. Je ne l’ai pas vécu directement et ce que j’en sais est à la fois parcellaire et biaisé. Pour faire court, nous, les sapiens, avons été les rois de ce monde pendant quelques milliers d’années. Et quand je dis les rois, tu as le droit d’ajouter « les rois des cons », l’animal, c’est complètement vrai.

La planète, c’était open bar, l’animal ! Les arbres ? Rien à foutre ! Il nous fallait du bois et du papier. La mer ? Rien à foutre ! Sauf pour se débarrasser en douce de milliers de tonnes d’hydrocarbures et de métaux lourds. Les animaux ? Rien à foutre ! Mangé ou être mangé, tu connais le principe, l’animal. Nos femmes, nos enfants, nos parents ? Rien à foutre ! L’important, l’animal ? La télé, la bière, le football. Point barre. Toute l’intelligence collective et individuelle dont l’humanité était capable a été exclusivement utilisée pour abrutir et dépraver la plupart d’entre nous.

Et ça a parfaitement fonctionné puisque c’est un abruti dépravé qui va te servir de festin. Pas de panique, l’animal, ce n’est pas contagieux. Pas comme ce putain de virus qui nous est tombé dessus il y a maintenant dix ans. À peu près. Peu importe, de toute façon. Je ne sais pas ce qu’on leur a fait aux virus, l’animal, mais en terme de vendetta, chapeau, les gars ! Tu les crois éradiqués et ils reviennent. Toujours plus méchants, toujours plus difficiles à combattre, avec toujours un temps d’avance, surtout.

Ce qui nous effrayait le plus chez eux, c’était leur foutu égalitarisme nimbé d’aléatoire : les noirs, les blancs, les grands, les petits, les hommes, les femmes, les vieux, les mômes, les riches, les clochards, les rois, les ouvriers, les bourgeois… Ça permettait aux épargnés d’adopter une philosophie bon marché sur la relativité de ce qu’ils n’avaient pas : la jeunesse, la beauté, l’intelligence, le talent… À quoi bon si un virus plus que minuscule peut tout emporter d’un coup ?

Tu vas rire, l’animal, et nous trouver vraiment stupides mais quand est arrivé la première vague — l’avant-dernière, donc — on s’est tous laissé enfermer. On s’est volontairement laissé mettre en cage. Et qu’est-ce qu’on s’est fait chier ! Pardon pour les zoos, l’animal. Pardon en retard mais pardon sincère. Je crois qu’on ne peut pas imaginer quelque chose de plus terrible que de mettre en cage une vie. D’accord, la plupart des gens étaient enfermés chez eux. Mais quand même. Qu’est-ce qui nous a pris ? On rêvait de maîtriser l’infiniment grand et on s’est laissé intimider par l’infiniment petit ! Tu mérites mieux que mes os, l’animal !

Ha, tu les aurais vu, tous les grands orateurs en posture martiale annonçant tout et son contraire dans une panique mal dissimulée. Franchement, s’il n’y avait pas eu autant de morts aussi rapidement, ça aurait mérité de grands coups de pieds au cul, l’animal ! Bon, pour être franc, moi aussi j’ai fait partie des sceptiques au début : « Ça va, c’est qu’une grosse grippe… » Mais moi je ne suis qu’un connard lambda, l’animal. Et puis de voir l’Italie toute triste, ça m’a mis un coup.

L’Italie, l’animal ! Imagine une voisine bruyante, bordélique et roublarde mais qui compense par ses rires francs et communicatifs et ses généreux plats de pâtes. Tu seras gentil d’accompagner ma carcasse d’une vraie carbonara, l’animal, merci. L’Italie, tu sais qu’elle était là avant toi et tu te doutes qu’elle sera là après parce que tu pouvais faire le tour du monde, l’animal, tu tombais toujours sur un coin d’Italie. Parce qu’il faut bien du soleil même dans les coins les plus reculés.

Et puis la pandémie s’est calmée. On s’est regardé. On a souri. On s’est embrassé. On s’est dit qu’on avait eu chaud et qu’on allait faire gaffe. On a peu à peu repris nos habitudes. « Pas pour longtemps, on se disait, juste pour se rappeler comment c’était avant. » Mais on a rallumé la télé. On a rouvert des bières. On a à nouveau passé nos soirées à regarder des matches. On a oublié de rappeler aux banquiers et aux gouvernants leurs promesses sur la fin du « tout-économie ». Alors ça a recommencé. Au centuple. Au milluple. En pire. En définitif.

« Les mêmes causes produisent les mêmes effets. » On apprend ça à l’école, pourtant. Mais dans une vie, on doit passer moins de temps à l’école qu’au bistrot… En fait, l’animal, on n’apprend jamais rien. On nous dit qu’on est des hommes. On nous vend des muscles, des moteurs. On prend des grosses voix et on joue aux caïds… Mais on est des connards. Enfin, on était ! Et putain, je suis le dernier, l’animal ! Même pas le dernier des humains : le dernier des connards ! Ça t’embête pas si je pleure un peu, l’animal ? Ça attendrira la viande…

Ce nouveau virus, l’animal, on a même pas su lui donner un nom, tellement il a frappé vite et fort. Il n’était pas venu en touriste, crois-moi, l’animal ! Et cette fois, fini l’égalitarisme : une cible et une seule ! Pas la plus vulnérable : trop facile. Pas la moins répandue : manque d’efficacité. Non, la cible la plus à même de faire un maximum de dégâts irréversibles : ce salopard s’en est pris aux femmes. Et uniquement aux femmes ! De un jour à cent dix-huit ans ! Pas de quartier, l’animal.

De façon collatérale — et qui, au moins au début, a beaucoup fait rire les connards lambda comme moi — il y a eu énormément de coming out involontaires. La société s’est d’un coup aperçue qu’elle comptait beaucoup plus de transgenres qu’elle ne voulait bien l’admettre jusque-là. J’ai arrêté d’en rire quand mon paternel a fait deux découvertes importantes le même jour : un, il était une femme, deux, elle a été une des premières victimes de ces coming out involontaires.

Étrangement, la toute première victime a été la fille chez qui je squattais. Foudroyée dans sa cuisine. Et tu vois, l’animal, ce qu’il y a d’étrange dans cette histoire, c’est que nous sommes toi et moi pas très loin de l’endroit où était sa maison avant les bombardements. Bien sûr, c’est un pur hasard mais c’est troublant. Je ne sais pas si tu as un dieu, l’animal. Moi, pas. Et c’est dommage car je lui aurais bien dit deux mots à cet énergumène.

À moins que — par je ne sais quelle intuition d’animal — tu m’as coursé de façon à ce qu’on atteigne cet endroit ? Et si c’est le cas, ça te regarde, l’animal. Moi, ça ne m’intéresse plus. Je ne joue plus, l’animal. J’en ai marre. J’en peux plus. Tu veux que je te dise, l’animal ? Je suis content de me faire bouffer. Ma putain de vie va enfin servir à quelque chose ! À défaut d’avoir servi à quelqu’un…

On regardait le match avec des potes quand elle s’est écroulée avec le plat de lasagnes. On ne s’est rendu compte de rien, l’animal. À force d’insulter l’arbitre on a vite été en manque de bière. Alors le Gros est allé en chercher. Il était pas méchant, le Gros, l’animal, mais il lui manquait des cases. Quand il est revenu sans les bières, on avait l’air tellement surpris qu’il s’est mis a pleurer : « C’est pas ma faute, c’est ta meuf… elle est morte en travers du frigo et ça me bloque la porte ! »

Ça nous a tué l’enthousiasme, l’animal. On ne savait pas trop quoi faire. D’habitude, ça nous aurait fait bander de la voir allongée, la jupe à moitié retroussée et ses jolies guibolles à portée de mains, mais là on se sentait cons avec nos écharpes et nos bières vides à regarder son corps tout raide. C’est le Gros qui a réagi le premier : « J’appelle les flics ou les pompiers ? » Les flics, on les avait vus le matin même pour conduite en état d’ivresse. On lui a dit d’appeler les pompiers.

Les pompiers sont arrivés avec les flics. Plus un médecin. Ils étaient furax qu’on les laisse pas voir la fin du match. On leur a montré le cadavre. Le médecin a commencé à l’examiner. Les pompiers lorgnaient sur les lasagnes encore fumantes. Les flics nous taxaient des bières. En arrière-plan, le son de la télé et les cris de détresse du Gros quand l’arbitre a sifflé penalty. Et puis le médecin a déclaré qu’elle respirait encore. Faiblement. Très faiblement mais régulièrement.

Les pompiers ont essayé de la réanimer puis ils ont décidé de l’emmener à l’hôpital. Elle était dans une forme de léthargie, l’animal. Inanimée mais vivante. Comme toutes les autres filles du village dans les jours suivants. Et puis ça s’est propagé aux villages voisins, aux villes… La semaine n’était pas finie que la moitié des femmes du département étaient atteintes. La panique est arrivée tout aussi vite. Et les mauvaises décisions avec.

Les premières victimes — en un mois, on en comptait déjà près d’un million à travers le monde — furent « stockées » dans des entrepôts abandonnés et vite réaménagés en hôpitaux rudimentaires. Mais il en arrivait tous les jours et le risque qu’aucune femme ne soit épargnée a commencé à gagner tous les esprits. De graves tensions sont apparues entre les gouvernements qui s’accusaient mutuellement d’expérimentations aussi hasardeuses que néfastes.

Certains décrétaient l’interdiction absolue pour les femmes de sortir de chez elles. Mais ça n’empêchait rien. D’autres imaginaient une quarantaine géante en hibernation dans des stations spatiales. Mais on manquait de temps, de matériel et de main d’œuvre qualifiée pour construire autant de stations. La palme à je ne sais plus quel abruti de la Commission Européenne qui voulait que toutes les femmes restantes se fasse opérer en urgence pour changer de sexe…

C’est alors qu’une délégation internationale de chercheuses a émis une idée toute simple. Évidemment, les mandarins et les politiciens n’étaient pas emballés. Ils étaient surtout absolument vexés et amers de découvrir l’inutilité de leurs pouvoirs. Et puisqu’ils n’avaient pas su jusque-là apporter le moindre début de réponse, ils furent bien obligé d’approuver cette proposition, poussés par des populations qui devenaient enragées et commençaient à menacer ouvertement leurs assemblées de démembrement pur et simple. Au propre comme au figuré.

Le plan des chercheuses était limpide. « Voyez-vous, disaient-elles, si ce nouveau virus ne s’en prend qu’à nous, les femmes, cela peut signifier qu’un potentiel vaccin ne peut être élaboré qu’à partir d’un esprit et d’un corps de femme. Isolons ensemble toutes les femmes — les malades et les autres — et laissons travailler les biologistes. Réquisitionnez des bateaux, laissez-nous partir quelques semaines, peut-être quelques mois et revenons toutes plus fortes qu’avant ! »

De fait, des études non officialisées — et pour cause ! — montraient que dans un environnement exclusivement féminin aucun nouveau cas ne se déclarait. Mieux : dans ce même environnement, certaines malades reprenaient une vie normale en deux ou trois semaines ! Le remède semblait à portée de main mais pour les politiciens plus que pour les médecins, il était inconcevable de ne pas être partie prenante dans cette solution. Il est possible que les chercheuses aient menacé de divulguer ces études pour obtenir l’aval de leurs pairs.

La presse eut beau se déchirer pour saluer ou moquer l’initiative, toujours est-il que les préparatifs — sous l’égide exclusive des chercheuses — allaient bon train. Des investisseurs aux aguets commençaient même à échafauder des hypothèses selon lesquelles laisser les futures organisations de grands projets comme les J.O ou la Coupe du Monde à des équipes essentiellement féminines pouvaient rapporter pas mal d’argent.

Tous les bateaux, du plus petit au plus gros furent alors réquisitionnés pour d’abord accueillir les malades. Mais on a vite manqué d’embarcation. Les pêcheurs récalcitrants se voyaient reléguer au rang de pécheurs et menacés d’excommunication. Des chantiers navals ont poussé de partout et n’ont jamais eu autant de boulot ! Un ami qui y travaillait me disait ne même plus prendre l’apéro : « D’façon, ça servirait à quoi que j’boive, j’ai même pas l’temps d’aller pisser ! »

Et bien que le bilan n’eut de cesse de s’alourdir, le nombre de bateaux fut un jour suffisant. Les dernières malades y furent précautionneusement installées sous la surveillance des dernières femmes valides. Les chercheuses montèrent à bord les dernières. Elles donnèrent immédiatement l’ordre de rompre les amarres et firent de grands gestes de la main à la foule désespérée qui ne savait plus quoi penser. Puis la marée emporta au loin ce qui fut certainement sa plus étonnante flottille.

Non seulement on n’avait plus d’épouse, plus de copine, plus de sœur, plus de mère, plus de voisine, plus de coup d’un soir mais surtout on n’avait plus d’infirmière, plus d’institutrice, plus de caissière, plus de femme de ménage, plus de petite main, plus de chanteuse… On n’avait plus rien, l’animal ! Même si ça devait n’être que provisoire — quelques semaines, peut-être quelques mois — la réorganisation de la société a vite tourné au grand n’importe quoi. Parce qu’il fallait bien remplacer « les disparues » comme on les appelait alors !

Moi qui te parle, l’animal, je me suis retrouvé caissière à mi-temps au supermarché du village voisin. L’autre mi-temps, je faisais des ménages en ville. Personne ne disait rien mais on se rendait bien compte qu’on avait déconné quelque part. On était juste incapable de faire la moitié de leur tâches ménagères. Mais le vrai problème quand tu n’as plus de femmes, l’animal, ce n’est pas tant de faire leurs petits boulots mal payés, c’est de ne plus pouvoir faire d’enfant ! Et plus d’enfant, ça veut dire pas de nouvelle génération, ça veut dire extinction très prochaine.

Car ce qu’on avait pas prévu, l’animal, c’est qu’une fois toutes les femmes à bord, on ne reverrait jamais les bateaux. On n’a même jamais réussi à les localiser. Des centaines de milliers de bateaux sur l’océan et pas un seul signal radar ! Pourtant, les armées du monde entier avait envoyé leurs avions survoler la flottille. Mais la météo est soudain devenue folle au point qu’aucun avion ne pouvait décoller ! Lorsqu’ils ont enfin pu reprendre leurs tours d’inspection, ils n’ont pas retrouvé les bateaux… Et là, ça a été le chaos, l’animal.

Les hommes sont devenus fous. Ils ont commencé à s’armer lourdement. Certains tiraient dans le tas en hurlant des trucs incompréhensibles. Les prostitués ont multiplié leurs tarifs par dix ! Les salons de coiffure et les magasins de mode tentaient de se reconvertir en musées. Au village, on avait un gars encore puceau. Il a fallu l’enfermer ! Il menaçait les bêtes ! Il leur offrait des fleurs. Il leur parlait comme à Paris !

On en est vite arrivés à tous se taper dessus en s’accusant mutuellement. C’était forcément la faute des autres ! Les autres ! Les mêmes que d’habitude, moins les femmes, forcément : les juifs, les arabes, les noirs, les étrangers, les bruns, les blonds, les roux, les vieux, les jeunes, les artistes, les paysans, les aristocrates, les marginaux, les gauchistes… Même ces pauvres chats ont frôlé l’extermination ! « Pas un jour sans une balle ! » était le leitmotiv des milices.

Si le sang avait permis de faire tourner les bagnoles, on aurait pas connu de pénurie ! Crois-moi, l’animal, c’étaient des rivières de sang qui traversaient les campagnes ! La pluie a mis des mois pour nous diluer tout ça. Et puis le président a voulu abréger la guerre civile et a ordonné de lâcher des bombes un peu partout. Cette année-là, les feux du 14 juillet ont duré trois mois, l’animal ! Des tapis de bombes, des villages rasés, des villes en flammes… Pas un seul coin habité sur la planète n’a été épargné.

On raconte qu’une patrouille aérienne s’est entre-tuée parce qu’elle ne trouvait plus rien à bombarder. Et puis les armes automatiques ont fini par manquer. Les munitions surtout. Et le carburant également. Au sol, les derniers survivants se terminaient au bâton, au caillou, à mains nues… Si tu pouvais examiner l’ADN de mes mains l’animal, tu y trouverais de quoi reconstituer un village…

Pour le coup, c’était une guerre vraiment mondiale. Dans leur folie, tous les groupes militaires et para-militaires avaient tacitement décidés d’épargner les centrales nucléaires ce qui leur permettait de rester en contact en laissant tourner les serveurs d’Internet. Et à nous d’avoir encore des accès confus mais précieux aux rares chaînes d’infos subsistantes. Et c’était pas beau à voir, l’animal. Mais ça n’a pas duré et le dernier serveur est paraît-il en train de devenir un HLM à homards.

De leur côté, les fous de dieu et les sectes se sont fait concurrence à coups de massacres et de suicidés par dizaines de millions. Tous les cadavres pourrissaient sur place. Les charognards de tous ordres étaient en passe d’atteindre le sommet de la chaîne alimentaire. De nouvelles espèces de plantes carnassières voyaient le jour. Les vautours devenaient même un brin bégueule et commençaient à se plaindre de l’ordinaire de la cantine !

Un jour, un jeudi, le ciel est devenu aveuglant, l’animal. Le ciel à l’ouest. Quelqu’un s’était finalement décidé à employer les armes nucléaires. Le vent et les fortes pluies nous étaient favorables, l’animal, et de ce côté du monde on a été relativement protégé des retombées. Quand on a vu, des semaines plus tard, ce que ramenait l’océan, on a vite compris que les Amériques étaient redevenues une terra incognita qui mettrait des siècles avant de revoir un organisme lui parcourir les Andes ou les Appalaches.

Comme aux temps les plus anciens, les migrations des rares survivants ont toutes convergé vers ici. T’as du en croiser quelques-uns, l’animal. Peut-être y as-tu déjà goûté ? Faut dire qu’ici c’est un peu la fin du monde, l’animal. Le « finis terræ ». Terminus ! Tout le monde descend ! Pour ma part, j’ai descendu tous ceux qui me cherchaient des histoires. Et me voilà tout seul comme un con. Mais est-ce que l’homme n’a jamais été autre chose que seul, l’animal ? Seul et con ?

C’est l’heure, l’animal. Je n’ai pas de conseils à te donner mais si tu pouvais me terminer d’un seul coup de dent, ça m’arrangerait. Je n’en peux plus de ne voir que du sang. La dernière chose que je veux contempler, l’animal, c’est la mer redevenue paisible. Regarde-la, l’animal. Elle n’a jamais été aussi belle, aussi irisée. Elle ondule de plaisir. Elle danse. Elle sait. Comme elles savaient. Bon appétit, l’animal. Régale-toi !

Ha ! Une dernière chose : prends soin de toi, l’animal.

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