Je comptais te faire lire un texte retenu depuis très longtemps et que j’avais fini par sobrement intitulé : « Sorcières ». Grave entorse à mon amour des titres farfelus ! Mais après avoir vainement tenté toute sorte de jeux de mots, il m’a bien fallu admettre que ce texte ne voulait pas d’un nom au rabais. Ce qui, en soi, est déjà une indication sur son importance intime. Mais ce n’est pas pour cette raison que tu trouves un autre texte à la place. Cette publication s’est vue suspendue pour cause de réécriture.
Car.
Entre temps, de véritables Sorcières (celle de Mona Chollet) me sont tombées entre les mains. Et je doute que ce soit par le plus grand des hasards. Ce livre essentiel m’a de nouveau été conseillé par la fée de la forêt — qui est peut-être celle-ci ? C’est déjà la troisième fois qu’elle m’offre de quoi t’offrir un texte. Souviens-toi : la première — comme un uppercut de rappel — la deuxième — plus en douceur mais tout aussi subliminal.
Je n’ai pas encore saisi toute la cohérence derrière ces choix à première vue hétéroclites mais peu importe puisque ce ne sont que des bons choix. Dans le cas présent, il est possible qu’elle ait voulu me mettre en garde :
— Attention, sujet sensible… Il s’agirait de ne pas écrire n’importe quoi…
Je ne pensais pas avoir écrit n’importe quoi — pas plus que d’habitude en tout cas — mais il est vrai que le sujet est sensible. Le texte original, sans vouloir te spoiler, portait un regard qui se voulait affectueux sur toutes les féminités que ma trop longue vie m’a amené à croiser de manière plus ou moins proche, plus ou moins intime, plus ou moins fantasmée. Ce qui représente beaucoup de personnes puisque aussi loin que je m’en souvienne — et en dehors de certains musiciens — j’ai toujours été fasciné par les femmes. Toutes les femmes. Célèbres ou anonymes. Leur corps, bien sûr, mais surtout leur esprit. Leurs sourires, leurs regards, leurs philosophies, leurs attitudes, leurs mélancolies, leurs colères, leurs talents, leurs absences…
Mais un regard, même affectueux — même supposément affectueux — est déjà un jugement. Et le fait que ce jugement ne porte que sur des femmes n’est peut-être pas aussi neutre que je l’aurais souhaité. En tant qu’homme, au sens physiologique (coucou, tu veux voir ma b… arbe ?), au sens administratif (ma carte vitale commence par le chiffre 1) mais surtout au sens culturel (élevé comme tel bien que je tente désespérément de me débarrasser des codes de la masculinité), ce jugement est forcément biaisé. J’ai donc suspendu ce texte.
Rassure-toi, je ne l’ai pas suspendu à un croc de boucher pour le saigner comme un vulgaire dictateur italien pas plus que je ne l’ai suspendu à un porte-manteau de fer blanc pour mieux l’oublier en partant. Je l’ai juste suspendu entre deux atmosphères. Suffisamment haut pour qu’il s’oxygène, se renforce et prenne de la hauteur par rapport à son discours initial mais suffisamment proche pour rester accessible et me servir d’épée de Damoclès quand je me laisse aller à écrire avec paresse.
Et comme je ne peux pas laisser un grand vide au milieu d’une page blanche, je remplace le texte original par le texte anecdotique qui suit. Un peu comme le vendeur de voitures d’occasion qui réussit à t’échanger ta belle automobile de collection contre une épave rafistolée en te félicitant pour ton sens des affaires !
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Ce monde est rongé par de nombreux monstres affamés de chairs. Le point commun de ces monstres est qu’ils sont tous issus de la même chair : la nôtre. Beaucoup d’entre eux privilégient la même victime. L’effet d’emballement du troupeau, sans doute… Ils ne lui assènent certes pas les mêmes coups. Mais tous leurs coups ont le même but. Certains s’en prennent à son corps : le mutilent, le forcent, le maquillent, le déguisent en poupée sage ou en poupée gonflante. D’autres s’en prennent à son esprit : lui refusent l’école, le pouvoir de décider, la liberté de penser. Tous la veulent servile. Corvéable et disponible. Elle doit être la mère des uns et la putain des autres. Elle doit être désirable et discrète. Présente mais effacée. Elle doit rester jeune et jolie tout en gardant les mains dans la vaisselle et les couches des enfants. Elle est une valeur d’échange. Contre une vigne ou un chameau. Mariée de force, battue, violée, vendue, échangée, prostituée, rejetée, tuée, oubliée, invisibilisée, discréditée…
A-t-il existé, depuis le début du monde, un être vivant plus maltraité par les siens que la femelle humaine ?
Comme si cela ne suffisait pas, elle doit aussi subir — sans se plaindre — ce que nous autres mâles — mâle à bars, mâle en drain, mâle à D.I.F, mâle à droits mais surtout maladroit des Droits de l’Homme — subissons en râlant constamment : chômage, maladie, illettrisme, précarité, alcoolisme, racisme, surpoids, contrôle au faciès, etc. Double peine mais moindre salaire. Double obstacle mais moindre récompense.
S’il y a bien quelque chose à réparer dans ce monde, c’est d’abord la vision des femmes imposée par les religions et le capitalisme qui aiment tant marcher main dans la main sur les os broyés de leurs esclaves. Surtout s’il s’agit de leur piétiner la dignité.
Et changer de regard sur les femmes implique de commencer par changer le regard des hommes sur eux-mêmes. Le mâle humain est une éponge docile dès qu’il s’agit d’apprendre à faire une connerie. Du gag de potache à l’extermination d’autrui. D’autant qu’il est persuadé que la responsabilité individuelle se dilue en autant de partie que compte le groupe qui fait la connerie. De sorte que la guerre n’est pas un meurtre.
Son système cognitif est simpliste et se nourrit d’association d’idées. Malheureusement, ce système est souvent moins performant que ce jeu pour enfants qui apprend à mettre un rond dans un rond, un carré dans un carré, etc. Le mâle, une fois parvenu à l’âge de grand bâtard — ou croyant y être parvenu — veut juste « mettre ». Mettre sa main au cul ou sa main dans la gueule ! De gré ou de force. Et de « mettre » à « maître »… S’il s’estime fort c’est donc qu’elle est faible ! S’il veut diriger c’est donc qu’elle doit obéir ! S’il lui fait des enfants c’est parce qu’elle veut s’en occuper ! La liste est longue et tu la connais mieux que moi.
Changer le regard du mâle humain sur lui-même devrait être, en fait, assez simple. D’autant qu’il sait pertinemment que tout ça c’est du bullshit. Tout ça : la force, les muscles, les autos, le sport, l’armée, le travail, la hiérarchie, les cravates, la barbe de trois jours, la lâcheté, l’ignorance, le mensonge, la haine… je pourrais continuer comme ça pendant douze mille cinq cents pages ! La preuve que ce regard peut changer est que certains s’y sont efforcés et y sont plus ou moins bien arrivés. Mais pour le gros du troupeau, il semble exister une forme de confort physique et intellectuel dans la perpétuation de cette domination par procuration. Une domination aussi coercitive n’a rien de « naturelle ». D’autant que les dominants sont eux-mêmes dominés. Par la manipulation de la foi. Par la force culpabilisante de la tradition. Par le collier étrangleur de la famille. Par la lente et inextricable complexité de la loi. Par l’embourgeoisement insidieux que prône les codes sociaux. Par le regard des autres, surtout. Mais aussi, triste ironie, parfois par certaines femmes.
La domination n’est pas inscrite dans les gènes contrairement au combat pour y accéder. Mais ce combat est fortement lié à l’instinct de survie et à l’obligation qu’a toute espèce de se reproduire. Ce combat est « naturellement » teinté de beaucoup d’aléatoire pour permettre à la diversité de s’exprimer et à l’espèce d’évoluer au mieux. Non seulement dans son propre intérêt mais aussi dans celui de l’écosystème dont elle dépend. Car toute espèce est absolument dépendante d’un écosystème. La nôtre également malgré sa « qualité » de bipède technophile qui pense pouvoir se passer de tout y compris d’elle-même !
Au fil du temps, il semble que certains d’entre nous ont décidé de truquer les cartes en rendant l’accès à la domination, puis la domination elle-même, directement dépendante de la filiation. Puis, au sein de cette même filiation, de privilégier davantage les ressortissants mâles. Pour quelles raisons ? Après quel(s) traumatisme(s) ? Nous n’en saurons vraisemblablement jamais rien. Or, pour savoir où l’on va et pourquoi on y va, il est préférable, en général, de savoir d’où l’on vient. Ce qui explique que notre déjà long voyage — en tant qu’espèce — se fait dans un brouillard continuel.
Pour tenter de réorienter notre voyage au mieux, nous sommes contraints de faire des hypothèses sur nos origines. Et d’en déduire notre avenir. Exercice périlleux. Et le plus souvent inexact. Aujourd’hui, deux grandes méthodes se disputent la possibilité de tout expliquer : d’un côté, la science, de l’autre, la religion. La science est censé avancer à petits pas mesurés. Bien qu’elle fait le voyage à l’envers. Elle observe son environnement, en tire des hypothèses, les applique au passé, en tire des conclusions, positives ou négatives, puis repart pour un tour sur de nouvelles hypothèses. La religion n’acquiert aucune connaissance que la seule connaissance d’elle-même. Elle assume des faits invérifiables et tente de les conserver inchangés tout au long du voyage. Inutile de te préciser que j’ai une nette préférence pour la science. Mais, pour ne rien arranger, si la science et la religion s’opposent sur l’essentiel, elles savent aussi se servir l’une de l’autre. Après tout, certains religieux ont aussi été de grands hommes de sciences — c’est à un moine tchèque, Gregor Mendel, que l’on doit les lois fondatrices de la génétique — et certains hommes de sciences n’ont pas hésité à faire de leur foi le moteur de leur science — Blaise Pascal étant certainement l’exemple le plus parlant.
À mon humble avis, conclusion sans hypothèse mais tirée d’observations, le mâle humain a un problème. Un gros problème. Depuis qu’il s’est auto-proclamé meilleure espèce de l’univers, il veut savoir qui est vraiment le meilleur parmi tous ces meilleurs. Cet esprit de compétition en est venu à supplanter la compétition « naturelle » partagée par tous les êtres vivant. Toujours plus loin, toujours plus haut, toujours plus vite, toujours plus fort. Et cette course poursuite sans origine et sans but a malheureusement modelé toutes les civilisations qui se sont évidemment empressées d’entrer en compétition.
Pourtant, il faut se souvenir de ces petits singes inachevés qui ont fini par conquérir la terre, la mer, le ciel et bientôt l’espace. Leur origine exacte est encore floue. Leurs premiers pas sont oubliés à jamais. Mais il me paraît clair que sans une solidarité à toute épreuve, ces petits singes auraient rapidement fini comme bouchées apéritives sur la table des festins de quelques grands félins au pelage d’or et de nuit.
Comment se sortir de cette compétition sans autre fin que la fin de l’espèce ? Comment retrouver cette solidarité nécessaire ? Peut-être faudra-t-il retrouver une part de la simplicité des origines. Retourner de temps en temps auprès des arbres, réinvestir les grottes. Se tenir chaud. Se gratter le dos. Ne pas se nommer. Se voir au lieu de se regarder. Se comprendre sans se parler. Ou alors, on laisse le temps décider pour nous. Mais ça risque d’être long et je le soupçonne de vouloir amadouer l’univers en lui offrant nos dépouilles prétentieuses d’apprentis spationautes.
En attendant qu’une réponse précise et définitive éclose du marais asséché qui nous sert de civilisation, je vais peut-être me décider à terminer le « Sorcières » avant de me prendre un coup de balai sur la tête. Ou de me voir changé en crapaud à cinq pattes. Pire encore : ne plus jamais avoir à expérimenter les phyltres et décoctions des sorcières de ce temps.
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