Papillons

C’est bientôt le printemps !

C’est bientôt le temps du frais, des bouts de vert, des bourgeons, des fleurs délicates et lumineuses qui s’ouvrent soudainement comme un regard d’enfant ! C’est bientôt le retour des insectes à terre ou dans les airs, l’envolée psychédélique et fantasque des papillons, ces pierres précieuses de chair et d’air ! Ces diamants aériens et fragiles, ces rêves indispensables.

Dans les prairies du printemps, les haies se pareront d’un feuillage qui servira d’abri aux chenilles à peine sorties de terre. Celles qui ne seront pas mangées par les oiseaux s’y abriteront et y prépareront leur étonnante métapmorphose. Et puis elles s’arrêteront de coconner pour laisser la place au geyser coloré des légers papillons !

C’est bientôt le printemps. Mais c’est déjà la guerre…

C’est déjà le lourd ronronnement des avions, le bruit sale des bottes aux empreintes comme des souillures, le cliquetis ininterrompu des armes automatiques, les ordres des psychopathes, les postures des imposteurs, les larmes de crocodile, les inconnu⋅e⋅s qui n’intéressent personne et qui fourniront pourtant le plus grand nombre de victimes, hier des êtres humains, demain de froides statistiques…

Au-dessus des champs de guerre, les avions n’en finissent pas de déconner et tracent la route aux blindage gris kaki des chenilles…

La guerre, tout le monde t’en parle. Tes journaux, tes voisin⋅e⋅s, tes ami⋅e⋅s, tes collègues… Ta conscience, peut-être aussi ? Et pour te dire quoi ? Entre les naïvetés outrées qui estiment que « la guerre c’est nul, ça tue des gens », les mercenaires de canapé qui ont besoin d’un méchant pour exsuder leur haine et les profiteurs qui espèrent en tirer un bénéfice pécunier ou électoral… Comment faut-il parler de la guerre pour en appréhender la logique et en combattre les démons qui se repaissent de nos peurs, elles-mêmes nourries d’une ignorance enveloppée de confort ?

Je ne sais pas.

Depuis la nuit des temps, des stratèges en ont défini les arcanes. Depuis la nuit des temps, des juristes ont tenté d’en définir les limites. Et depuis la nuit des temps, elle revient, toujours plus lache, toujours plus féroce, toujours plus assoiffée de vie.

Une locution latine la résume parfaitement : « civis pacem, parabellum ». Si tu veux la paix, prépare la guerre. Depuis la nuit des temps, les peuples ne désirent que la paix. Et depuis la nuit des temps, leurs dirigeants ne préparent que la guerre.

La seule chose que je peux te dire sur la guerre, c’est « je ne sais pas ». Et je doute fortement que qui que ce soit puisse t’en parler intelligemment.

Parlons plutôt des papillons.

D’ordinaire, et bien qu’ils soient tous indispensables à l’équilibre écologique de cette planète, les insectes sont plutôt rebutants. Ça grouille, ça rampe, ça vrombit, ça tournoie, ça s’insère, ça pique, ça mord, ça arrache, ça sécrète, ça inocule, ça opacifie les visières des motards, ça s’agglutine sur les toiles d’araignée comme des touristes sur une plage, ça investit les placards pour pondre des miliards de larves ! En clair, ça importune.

Deux exceptions, cependant : les abeilles et les papillons. Et pour des raisons absolument antinomiques. Les abeilles sont louées pour leur inlassable travail de pollenisatrices et leur expertise dans la fabrication du miel, ce nectar qui participe à la composition de toutes les ambroisies. Elles sont des ouvrières modèles qui ne font jamais grève et qui n’hésitent pas à se sacrifier pour le bien de la ruche. Alors que d’un point de vue purement capitaliste, un papillon ça ne sert à rien. Ça ne sait même pas faire la guerre ! Et la guerre, c’est l’élixir de jouvence du capitalisme. Mais, chut… En temps de guerre, il y a des choses qu’il faut écrire à voix basse.

Il y a la même dichotomie sociale, finalement, entre les abeilles et les papillons qu’entre les cigales et les fourmis.

Sauf que.

Les abeilles n’en ont strictement rien à foutre de ce que font ou ne font pas les papillons. Il arrive même que ces deux espèces se retrouvent pour danser de concert sur les mêmes parquets fleuris. Et si la chorégraphie des abeilles est essentiellement productiviste, celle des papillons est une ode à la contemplation.

Les papillons sont de la caste des artistes. Ils sont fous. Ils sont faussement incohérents. Ils se déplacent sur des crêtes harmoniques sans jamais en perturber l’écho. Quand d’autres volent d’une traite rapide entre un point A et un point B comme s’ils avaient un pays voisin à bombarder, les papillons virevoltent entre les points. Seuls ou à deux. Ils se laissent porter par des courants d’air plus fins que la plus légère des brises et s’élèvent loin au-dessus des animosités et des rancœurs pour prendre leur part dans le grand ballet des papillons dont la mission est d’enchanter le monde. De le distraire de son futur. De lui donner, l’espace d’un battement d’aile, le loisir de contempler l’infini.

Il y a des papillons de toutes sortes et de toutes les couleurs. Ou plutôt. Il y a toutes sortes de papillons et toute couleur a ses papillons. Du blanc le plus éphémère au noir le plus intransperçable. Les couleurs, n’en déplaisent aux physiciens, ne sont pas que des longueurs d’onde. Elles sont des âmes en peine secourues par des papillons qui les attrapent au vol et les emmènent se ressourcer sur les pétales des fleurs où leur est enfin révélé le pourquoi de leur différences chromatiques. Des différences qui deviennent alors des complémentarités. Des différences qui s’expriment en nuances. Qui relèvent des fragrances. Qui atténuent des ports d’épines. Et qui servent de chantiers aux abeilles. Et de terrains de jeux aux papillons.

*

« papillon du jour
ou papillon de nuit
papillon pour toujours
jamais un papillon ne nuit »

*

Le verbe papillonner en atteste : le langage courant, a fait du papillon le symbole de la nonchalance, de l’oisiveté, de l’indécision, de la futilité.

Or.

Un être capable de papillonner devrait au contraire être regardé avec la plus grande douceur. Avec, pourquoi pas, un brin de jalousie. Un être qui papillonne est un être qui apporte, qui transmet, qui donne. Et qui repart en dansant. C’est un être lumineux, parfois luminescent. C’est un être éloigné de toute rigueur car la rigueur, par un curieux hasard, est la qualité supposée de toute autorité militaire. Et les papillons font l’amour, pas la guerre.

Les papillons ne sont pas une espèce invasive. Les papillons ne sanctionnent pas les abeilles, pas plus que les cigales ou les fourmis. Les papillons s’enlacent entre les feux follets, loin, très loin des couvre-feux affolés. Ils ne mentent pas, ils alimentent. Ils ne tuent pas, ils perpétuent. Ils ne meurent pas, ils demeurent. Dans chaque trait de pinceau étalant la couleur sur la toile, dans chaque ligne écrite après l’orage, dans chaque note apaisante. Ils sont l’intermédiaire absolu entre la magie du vivant et la beauté du monde.

*

Quand le monde aura besoin de se reposer entre deux guerres, il ira rechercher la beauté par-delà les ruines et la poussière. Il marchera dans la boue censée le protéger des retombées. Il essuiera la sueur grasse et toxique qui lui colle aux paupières et s’avancera, pataud, aux milieu des décombres. Au détour d’une bibliothèque calcinée, il ignorera une page à demi préservée dont l’encre affaiblie affiche encore : « C’est bientôt le printemps ! » et sous laquelle quelques chenilles entameront leur mue…

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