Le pays rêvé de Niels Bohr ?

Outre le passionnant « Pays Sans Chapeau » de Dany Laferrière (Éditions du Rocher 2007, collection Motifs), contant un retour en Haïti après vingt ans d’absence — et que je viens de terminer — je suis en train de lire de tenter de comprendre un petit livre sur la physique quantique à propos duquel l’auteur a bien pris soin de préciser dès la première page : Ce livre s’adresse avant tout à un lecteur qui ne sait rien de la physique. Il ne suppose de sa part qu’une curiosité scientifique ou philosophique. [François Luçat, Niels Bohr et la physique quantique, Seuil 2001, collection Points Sciences.]

Bien qu’à chaque page je ne me souviens plus si le français est bien ma langue maternelle — mais ça me fait la même chose pour une déclaration administrative, un manuel d’utilisation de tournevis pour gaucher ou une offre de chez Pôle-Emploi — je persévère dans sa lecture, espérant, au final, ressentir l’impression de fierté d’avoir au moins compris un chapitre…

Chacun à leur manière, ces deux livres vont nourrir mon projet.

De toute façon, un projet se nourrit de tout ce que tu lui donnes. Il ne réclamera rien de particulier et ne rejettera rien. Les idées, les images, les symboles, les questions, tout s’entasse dans son grand estomac de projet. Selon sa constitution et la quantité absorbée, il lui faudra plus ou moins de temps pour tout digérer, découper et réduire à l’état de particules infimes. Ceci fait, ces particules seront dispersées au hasard dans son grand cerveau de projet qui les reconstituera sous la forme d’autres idées, d’autres images, d’autres symboles et surtout d’autres questions qui seront plus ou moins élégamment régurgitées afin qu’elles aillent, à leur tour, alimenter d’autres projets.

Pour ce qui est de la physique quantique, je suis déjà certain que la digestion sera longue et compliquée, sans parler d’un éventuel risque de renvoi prématuré… Par contre, à peine avais-je tourné la page de fin du conte haïtien, qu’un pressant besoin d’écrire me fit redémarrer le PC qui dormait peinard à côté de moi, se croyant déjà dispensé pour la soirée de processorer, de mémoriser et de binariser ce que tu vas lire ci-dessous.

Ce n’est pas tant ce que raconte ce livre qui m’a interpelé — bien qu’il s’y passe des choses étranges — mais plutôt son existence, sa façon d’être une œuvre impérative dictée à son auteur par des personnages aux abois pour qui l’auteur — cet auteur-là ou un autre, pourvu qu’il soit haïtien — n’est qu’un support, un média plus ou moins réceptif, un simple transmetteur.

Les histoires de vaudou, les récits de zombies, toute cette haïtienne de vie qui constitue le quotidien de ce caillou tropical, semble me confronter à un obstacle culturel infranchissable mais je me dis pourquoi pas ? Bizarrement, ça m’apparait comme plus vraisemblable, plus logique, presque plus plausible, que n’importe quelle histoire d’extra-terrestres ou de vaisseaux inter-galactiques pour lesquels j’éprouve une indifférence au moins égale à l’infini dans lequel ils sont censés se déplacer !

Ce qui m’a mis la puce aux doigts, c’est le sentiment d’être incapable d’écrire ce genre d’histoire pour cause de pénurie de souvenirs, d’une part, d’autre part parce que les souvenirs subsistants ne permettent pas d’histoires.

Il y a une phrase dans ce livre qui a agi comme un déclencheur. Attends, c’est vers la fin, je dois pouvoir retomber dessus… Nan, c’est pas celle-là… Ha ! voilà :

« J’avais peur de ne pas savoir comment me conduire, quoi dire, tu comprends, j’avais peur de passer pour un paysan. […] Souvent, je me donnais une contenance tout simplement… Je connaissais les mots, mais pas les choses. »

Se donner une contenance. Je crois que j’ai passé mon enfance à me donner une contenance. Élève doué, garçon gentil, dévoreur de livres et de journaux, sans amis, sans souvenirs, sans rien à raconter malgré tous ces mots emmagasinés mais qui n’étaient alors que des suites logiques de lettres : l’orthographe était mon point fort, je ne faisais jamais de faute, j’étais encore mort !

Parfois, je me demande si je n’ai pas vraiment commencé à vivre qu’à partir du moment où j’ai vraiment commencé à écrire… vers la post-adolescence, donc, avec des fautes, des ratures, des contre-sens, des néologismes, des mots à moi qui me sortaient de la plume comme éclosent les bébés crocodiles : les yeux hallucinés et les gestes gauches de qui s’échappe du « pays sans chapeau » et passe abruptement du « pays rêvé » de la contenance au « pays réel » de l’incontinence verbale !

Pour finir — oui, aujourd’hui je fais court — une petite pensée pour mon ami le hasard qui, par l’intermédiaire de Lou, m’a mis ce récit créole dans les mains après que j’eus évoqué le vaudou et les poupées haïtiennes dans un récent article.

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