Cancânerie

Un texte étrange pour clore cet étrange mois de mai. « Clore » et non « clôturer ». Clôturer, c’est certes fermer mais d’une barrière franchissable. C’est entourer, contraindre, réduire. Clore, c’est terminer, achever, éteindre. Pas étonnant de vivre dans un pays de plus en plus liberticide quand même les textes officiels échangent trop souvent ces deux verbes. Prend bien garde à ce que les clôtures des nouveaux « Républicains » ne closent la république d’une clause permettant au chlore d’éclore. Mais ce n’est pas le sujet du jour. Je te retranscris ci-dessous un mail reçu certainement par erreur.

***

Madame, Monsieur,

Vous accepterez que nous portions à votre connaissance les quelques doléances récoltées auprès de camarades de plus en plus nombreux à nous les remonter d’un ton vindicatif. Aussi, nous ne venons pas nous plaindre des conditions d’hygiène : la mauvaise saison et ses pluies continuelles arrangent beaucoup de nos petits tracas ; nous ne dénigrons aucunement l’alimentation fade et non diversifiée qui nous est quotidiennement servie : tout fait ventre et nul euro ne nous est demandé ; pas plus que nous ne reviendrons — voir notre précédent courrier — sur les conditions de transport dont nous sommes les objets (permettez-moi d’ajouter « au sens propre »), tant de notre vivant qu’ensuite. Foin de ces broutilles, la rentabilité a ses raisons que la raison ignore. Si nous sommes aujourd’hui exaspérés, c’est, disons le tout net, par l’absence total de respect quant aux préparations qui firent tant jadis — o tempora, o mores — pour la fierté de nos aïeux et des convives autour d’eux rassemblés.

Passe encore que le tranchant de vos lames ne soit pas le fil d’Excalibur ; passe aussi que vos commis et apprentis confondent équarisseuses et dévidoirs qu’ils manient d’une même main inexperte aux ongles noirs et incisifs ; passe toujours que les bains d’aromates ne soient plus qu’une eau croupie dans laquelle surnagent péniblement les larves éjectées par les rinçages pourtant économes des laitues nous ayant précédés. Mais, bordel ! enseigne-t-on encore l’art de la rissole et des temps de cuisson ?

Regardez-moi cet agrégat élastique étiqueté magret (je joins à ce courriel un petit colis d’échantillons). La honte m’empourpre et la colère me saigne ! Goûtez lesdits échantillons puis mâchez longuement les pneus de votre véhicule et tentez objectivement de dresser un tableau des différences !

Ô rage ! ô désespoir ! ô bouillasse ennemie !

Remonte alors en moi le souvenir d’un grand-père aux plumes parcheminées, à l’œil vif malgré les ans, à la voix sûre et fière. Au sortir de la vase — laquelle subvenait aux appétits gloutons des jeunes canards gourmands que nous étions alors — il ne manquait pas de s’inquiéter de nos trouvailles gastronomiques : Y en avait-il assez ? Était-ce goûtu et lègèrement poivré ? Si vous avez ‘core faim, y m’restions un peu d’orge qu’avions pas fermenté.

Il avait la réputation de se garder l’orge patiemment fermenté pour se préparer on ne sait quelle boisson qu’il prétendait rafraîchissante.… Puis il nous accompagnait saluer nos frères plus âgés en partance vers le pays sans retour des bardes et des chaudrons…

— Vous êtes des canards ! leur disait-il. Vous êtes au-dessus des poulets rabougris et des grossiers dindons. Méprisez les chapons qui confondent la mollesse et le moëlleux quand les oies ne sont que des viandasses coupe-jarrets et les cailles de pénibles joncailles, de la croquaille pour les racailles en skaï !

Grand-père était un peu cocardier et pensait que les canards étaient ce qu’une alimentation carnivore méritait de mieux en terme de volaille.

— Ne sentez-vous pas déjà les mains du maître-queux vous palper les recoins ?
— Coin ! s’enthousiasmaient mes frères.
— Ne sentez-vous point ces mains vous recouvrir de confiture de coings ?
— Coin coin ! hurlèrent-ils, galvanisés.

Puis il leur parlait du voyage dans la camionnette de l’Émile. Ils verraient près du sol ce qu’aucun canard n’avait pu admirer auparavant du haut de son vol migratoire. Il leur dit qu’ils seraient accueillis avec chaleur (tournante). Et peut-être des applaudissements à la vue de chairs si évidemment consommables. Il leur décrivait les délices dont on les parerait avant de les rôtir pour les uns, de les confire pour d’autres. Il leur racontait cette légende qui ne se transmettait que de canard à canard et qui prétendait que Toutânkhanar lui-même — le dieu des simagrées que la cîme agrée — avait voulu punir Paris de son arrogance en la couvrant de pigeons imbéciles tandis qu’il récompenserait l’humilité campagnarde du plus fier des volatiles : celui qui se permet d’exhiber son cul au ciel quand il a le nez dans la vase !

Un jour où son orge avait trop fermenté, Grand-père montra son cul au dieu grimaçant puis monta à la Capitale où il devînt laquais chez un prince asiatique.

Il va sans dire qu’une nouvelle incartade dans la longue et savoureuse tradition qu’est la cuisson du canard ne resterait pas sans répercussion. La base gronde. Un collègue me l’a assuré : Ça m’gave ! m’écrit-il. Une grève pendant le festival de Cannes n’est pas impossible.

***

Ne cherche pas dans tous les recoins de sens ou de double sens cachés… Juste un immangeable morceau de canard à la cantine ce midi. Une viandasse « élevée chez Michelin ». Et pas dans l’enclos des pneus pluie puisque de sauce il n’y avait point. Mais peut-être la mastication favorise-t-elle l’imagination et expliquerait pourquoi certains écrivains sont aussi de gros mangeurs, aussi gourmets que gourmands ?

Et si tu retrouves le véritable récipiendaire de ce mail, n’hésite pas à le lui transférer.

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