Souvent — soulevant sous l’auvent le vent saoûl sans le sou — me vient l’envie d’écrire au jugé, à l’emporte-plume, à la va-comme-je-te-pense. L’envie d’aligner les mots comme ils viennent : premier arrivé, premier asservi. Et souvent, cette envie-là se pare d’irrésistible. Mais comme toutes les chimères qui nous emportent au gré sans cesse renouvelé de notre candeur — sitôt piétinée, sitôt régénérée — souvent, cette envie-là n’est qu’un foutu cahot, un autre lendemain plus KO que ne l’était le chaos de la veille.
Il faut imaginer cet agrégat alphabétique, illisible et fastidieux, oscillant telle une enclume entre pensum et fatras. Il faut l’imaginer comme une locomotive chargée de pachydermes, se déplaçant, confiante, sur un rail de cristal. Il faut visualiser ces monceaux d’écriture s’embourbant lourdement dans la glaise élastique des grammaires anthropophages.
Il faut alors se souvenir des retombées massives de matières rougeoyantes sur le flanc satiné d’un volcan juvénile découvrant la puissance explosive d’un geyser incontrôlable. Il faut se replonger dans la furia de l’océan tailladant la falaise de son implacable ressac pour ancrer dans la pierre des histoires fragmentées faites de creux aléatoires et de pointes abrasives aiguisées par le vent.
Car.
Cette invraisemblable logorrhée, à peine frémissante d’une conjugaison rien moins que libertaire, cache parfois une douceur fragile et éphémère qu’il faudra recueillir avec délicatesse et bouturer à vif sur un texte en attente comme on injecte du sang frais à un corps décharné avec l’ultime espoir de voir ce dernier recouvrer un peu de sa vivacité. Il faut être ce Docteur Frankenstein qui tente d’apprendre à lire à un Mister Hyde lexicophobe et dangereusement régressif. La plupart du temps, bien sûr, la greffe ne prendra pas. Et puis, sans qu’il soit possible d’en prévoir l’éclosion, se produit quelquefois cet instantané d’alchimie, cette rencontre aussi fortuite qu’inespérée entre une aurore boréale et le cours scintillant d’un torrent de voyelles. Et c’est à ce moment précis, à cet instant fugace quand l’ombre de la libellule sur un étang à contre-jour se transforme en salamandre urbaine, que naît sur ton écran un monstre typophage, suffocant et boiteux, agitant ses grands bras imberbes et multiples de trois, chargés du poignet à l’épaule de locutions nouvelles aux épithètes déchus !
La preuve avec cette série de Chroniques du presque-monde, impromptues et déroutantes qui osent leur embellie ambulatoire par une exubérante moisson de vocables empruntés aux journaux d’un futur qui fut hypothétique.
Ce presque-monde est l’ensemble des mondes non advenus. Mais de peu. Car il suffit d’un rien pour changer le monde. Pas besoin de grandes phrases, de grandes conquêtes, de grandes œuvres ou de grandes catastrophes. Tout cela n’est que la conséquence d’un changement imperceptible, coup de folie de la vie ou coup de pouce du hasard qui, chacun à leur manière, poussent le monde par ici plutôt que par là. Un train en retard, une rue barrée pour travaux, une porte claquée, un arbre foudroyé, une proie échappée, un sourire vu trop tard, tout cela changera durablement le monde, bien plus que le bruit et la fureur des annonces de changement. Le fameux « effet papillon » ! Mises bout-à-bout, les ailes des papillons produisent une dynamique de potentialités bien plus importante que l’ensemble des tire-d’aigles qui fondent sur les glaciers alpins à la vitesse phénoménale d’un réchauffement au galop !
« L’aile du papillon n’est pas celle de l’aigle.
Colorée, silencieuse, le plus souvent espiègle,
elle choisit qui mûrit, de l’avoine ou du seigle. »
Et à l’instar des presque-mondes, peut-être existe-t-il des presque-textes. Des textes commencés puis jetés, raturés, réécrits, oubliés… Dès le premier mot de sa rédaction, un texte est-il inaltérable ? Est-il capable de ressurgir comme un défi, comme une menace ? Car beaucoup de paragraphes dans ces chroniques ressemblent comme deux lettres d’ombre aux rogatons dont je n’ai pas tenu compte. Sans doute se sont-ils syndiqués, regroupés avec d’autres textes oubliés par d’autres écrivains besogneux et ensemble — tous ensemble ! tous ensemble ! — ont décidé de se rebeller contre la dictature des sémantiques irréprochables afin d’offrir aux invisibles une postérité numérique dans les limbes électroniques d’un réseau sans oubli.
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