Un effaceur farceur m’a volé trente minutes !

Demain (en fait, mercredi dernier) j’ai rendez-vous à 11h30. Comme en ce moment je dors peu, que je veille encore jusqu’à des trois, quatre, cinq heures du matin avant de somnoler comme un goret à même la table où repose l’ordinateur, il m’a semblé judicieux de mettre en marche la fonction réveil du téléphone portable. Sauf que j’ai omis de réactiver le son. J’ai donc entr’ouvert un premier œil à 09h37 exactement.

Évidemment, les réveils en fanfare (heureusement que ce n’est qu’une image) sont propices à des gags plus ou moins drôles selon que tu en es acteur ou spectateur. Notamment celui du petit orteil qui heurte le pied de la table alors que je tente d’évaluer le temps dont je dispose pour être à l’heure à mon rendez-vous. Essaie, à peine éveillé, de faire une soustraction en base douze pour convertir des minutes qui ne s’immobilisent pas entre 09h37 et 11h30 et transformer ce résultat numérique en une phrase cohérente du style Mais magne-toi, abruti, au lieu de faire du calcul mental dans lequel tu vas encore te vautrer ! (je suis l’homme le plus nul du monde en maths).

En essayant de tenir l’équilibre sur une jambe — le temps que mon orteil retrouve figure humaine — j’évalue l’ordre des process à accomplir avant de me mettre en route : douche, café, caca, vérifier la météo (donc allumer le PC et vérifier plein d’autres choses), retrouver la convocation et y noter un éventuel numéro de téléphone des fois que j’ai à prévenir d’un léger retard. Mon ami le hasard, dont je t’ai souvent parlé, a judicieusement placé le sac qui contient la convocation au pied de la table. Je m’empare donc de celle-ci, cherche le numéro de téléphone et lit :

… rendez-vous en nos locaux à 11h00 …

11h00  ? Quoi 11h00 ? Mais il est déjà 09h54 ! Je regarde plusieurs fois le papier, espérant y déceler la trace de correcteur qu’un farceur nocturne aura laissé en transformant le 30 initial en 00 absolu…

Adieu veau, vache, douche, café, caca, j’enfile mon jean, un pull, mes pompes, et je m’élance comme un météore boiteux (je me suis vraiment fait mal à ce putain d’orteil) rejoindre d’un pas honteux la longue liste des « en retard à un rendez-vous important », moi qui ne supporte justement pas les stakhanovistes du « faire attendre ».

Coup de bol : alors que j’ai toujours fait à pied le trajet jusqu’à la gare (une bonne vingtaine de minutes, dans ce sens-là ça descend), le bus, que d’habitude je ne vois jamais, est là qui attend. J’aide une femme à monter sa poussette et le bambin qui y dort (petit veinard) à l’intérieur d’icelui et prend place près d’une fenêtre en pensant que j’ai encore une petite chance d’être à l’heure si les conditions suivantes sont toutes réunies :

  1. le RER A n’a pas d’avarie comme ce fut le cas quasiment tous les jours de la semaine passée (accident de voyageur, rail cassé, défaut de signalisation, colis suspect)…
  2. la ligne 6 (la plus belle ligne du métro parisien) n’a pas de retard consécutif à un suicidaire, un matériel défectueux, une panne d’électricité…
  3. une fois dehors, à presser le pas sur le pavé mouillé, je ne glisse pas comme une merde pour m’étaler dans le caniveau humide sous les acclamations rieuses et railleuses des rats rieurs de la Butte…
  4. je ne me fasse pas renverser par un scooter présidentiel en traversant sans regarder comme tout parisien élevé au rodéo urbain…
  5. je ne suis pas kidnappé par des extra-terrestres en recherche d’un modèle rare de clown multi-récidiviste pour leur zoo intergalactique.

Centre-ville, embouteillage, voiture mal garée, le bus se fraye lentement son chemin comme si j’avais tout le temps devant moi ! Mais avance ! On s’en fout de la voiture dont le coffre dépasse ! Défonce-la et fonce à la gare ! Ha, c’est ici la gare ? C’est vrai que d’habitude, à pied, j’arrive par l’autre côté… Bon, les gens on est gentils et on descend rapidos, j’ai rencard à 11h00, tiens regarde, c’est marqué là : 11h00 !

Putain ! 10h07. Le prochain RER est à 10h09. Rapide calcul : je n’arrive pas à déterminer si je suis dans les temps. Ça devrait être juste, mais ça pourrait passer. Ça pourrait également être trop juste et donc ne pas passer.

À cette heure-ci, il n’y a pas grand monde dans la rame. Le pauvre gars qui y fait la manche ne va pas récolter grand chose. Les stations défilent, les quais sont déserts, personne ne monte ni descend, tu pourrais ne pas t’arrêter, ça m’arrangerait. Mais non. Oh, une station ! Bonjour station, je suis un pauvre RER, je sors de révision, j’ai pas beaucoup de passagers, si tu pouvais m’en donner un ou deux, merci et bonne journée. Mais pour lui aussi, la récolte sera maigre.

Enfin, on arrive à Paris. Nation. Les escalators gigantesques. Les couloirs, longs, longs, longs, les escalators, encore. Puis le quai du métro. La rame est là. Je monte. Départ.

Sur le siège en face de celui où je me suis posé, est assise une jolie paire de yeux noirs aux pupilles rondes et lumineuses. Je t’ai déjà raconté l’effet que me font ces sortes d’yeux. Je suis capable de rester cent mille ans sans bouger à juste contempler la vie s’ébattre dans ces iris si particuliers qui semblent avoir pour tâche de refléter la première échographie de l’univers… Malheureusement, ils disparaissent de ma vue trois stations plus loin. Retour à la sombre réalité et au chronomètre qui continue de s’agiter imperturbablement en me narguant de ces aiguilles d’autant plus métronomiques qu’elles sont métropolitaines.

Place d’Italie. Le sol est glissant. Les trottoirs sont encombrés de gens dont on se demande bien ce qu’ils foutent là. Les inévitables touristes qui doivent se demander comment une aussi jolie place a-t-elle pu se laisser enlaidir par la façade kitchissime du centre commercial. Les inévitables étudiants en ceci-cela qui font la retape pour des associations. Les inévitables vendeurs de fruits si peu chers qu’ils en deviennent suspects. Les inévitables épandages de journaux gratuits. Les inévitables pigeons qui picorent tout ce qui ressemble à une miette de pain : mégots, bouts de plastique ou de papier, morceaux de verre, os de pigeons… Les inévitables balayeurs de la Ville de Paris qui portent leur balai comme d’autres leur carabine, la clope à demi consumée au coin des lèvres, le geste machinal et précis de l’ouvrier blasé. Les inévitables scooters qui pensent que les feux rouges ne sont réservés qu’aux sous-marins jaunes. Les inévitables vieux qui promènent leur canne et leur casquette avec la lenteur d’un escargot unijambiste. Les inévitables chiens-chiens à leur mémère qui aboient contre tout et tout le monde de leur voix criarde d’escargot unilingue. Les inévitables camions de livraisons garés à la mauvaise adresse et qui bringuebalent leur marchandise d’une porte à l’autre en demandant à qui veut bien les renseigner où se trouve l’entrée du magasin Dugenou, Ha ? On n’est pas dans le XVe ici ?

10h44. Ouf ! J’ai le temps de prendre un café et de griffonner les premières lignes de cette histoire. Ça meublera toujours le blog en cas de disette.

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