Per festucam

La paille et le nœud ont longtemps partagé une symbolique commune : celle du lien. Aujourd’hui, si cette symbolique est encore largement associée au nœud, elle a quasiment disparu du domaine sémantique de la paille.

Aussi, une question somme toute logique, comme : Peut-on faire un nœud coulant avec une paille ? a-t’elle pu paraître bizarre et déboucher sur une demande de dissertation !

Que voici.

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Pendant le Haut Moyen-Âge, période durant laquelle les peuples Francs s’installèrent durablement en Gaule, la paille — la festuca — symbolisait un contrat passé entre deux parties. À l’issue des négociations et une fois les deux parties d’accord, l’une remettait à l’autre (devant témoins) une paille comme preuve de son obligation. Ainsi les deux parties se trouvaient liées.

Cette coutume, issue du droit germanique, fut conservée par les Francs quand ceux-ci décidèrent de passer progressivement au droit écrit ainsi que l’était le droit romain. La paille peut donc être vue comme le lien qui unit deux mondes en agrégeant deux traditions juridiques : la tradition romaine (droit écrit latin) et la tradition germanique (droit coutumier oral). Agrégation parfaitement illustrée par la loi salique. Rédigée en latin tout au long des IVe, Ve et VIe siècle et portant principalement sur les modalités d’héritage de la famille royale, elle fait une large place aux références coutumières comme per festucam et autres tradidisse per suam festucam. [Source]

Et tandis que le pouvoir relationnel de la paille se tarissait, à mesure que le droit écrit l’emportait sur le droit coutumier, celui du nœud n’en devenait que plus évident.

Le nœud est ainsi naturellement devenu la métaphore du lien autant que la concrétisation du liant. On le retrouve dans les cheveux, tantôt décoratif, tantôt pratique, on le voit sur les robes et les costumes, des complexes et colorés nœuds pour obi au simple papillon noir, on le rencontre au centre des réseaux de communications, et notamment dans ces fameux nœuds ferroviaires qui hantèrent les devoirs des écoliers du CM2 pour qui d’obscurs trains, censés se croiser à des heures indues, se perdaient vers d’improbables destinations, victimes de faux aiguillages et d’erreurs de calcul !

Dans tous les cas, le nœud est une pièce fixe chargée de lier (au moins) deux pièces mobiles. À l’exception notable du nœud coulant, pièce mobile chargée de lier deux pièces fixes : l’arbre et son pendu.

L’origine du nœud coulant reste incertaine. D’autant que son inventeur ne révéla jamais rien, même une fois décroché de sa branche…

Cette technique allait cependant rapidement s’imposer et faire la joie et la fortune de bien des souverains. Le nœud coulant allait devenir un mode d’exécution simple et peu coûteux. Il remplacerait bientôt les peu écologiques bûchers au bilan carbone si désastreux ! Il se murmure que le roi Louis XI excellait en cet art…

Jean-Marcel Kant fut le premier à s’intéresser à l’économie du nœud coulant et aux rapports coûts-performances offerts par les matières chargées de le faire coulisser. Dans son remarquable ouvrage, « Fondements de la Métaphysique des Nœuds », il recense et compare divers matériaux susceptibles à la fois d’accroître la productivité des bourreaux et de diminuer l’impact budgétaire sur le trésor public. Recommandant la classique corde de chanvre et expérimentant vainement le fil barbelé, ses travaux l’amène surtout à déconseiller fermement l’élastique (hors attractions foraines) et la paille.

Cette dernière recommandation sonna le glas des espérances paysannes qui avaient entrevu là un revenu tant substantiel que supplémentaire. Et alors que des tonnes de paille restaient invendues, ruinant leurs négociants, la langue française, quant à elle, s’enrichissait de l’expression « être sur la paille ».

De nouveau liés par la magie du verbe, la paille et le nœud tentent désormais de dissimuler leur lourde charge symbolique sous de banales locutions.

Une expression comme « la paille et la poutre » est révélatrice de cette nouvelle synergie. Voir la paille dans l’œil du voisin sans remarquer la poutre cachée dans le sien, est une manière de décharger sa propre responsabilité en accentuant jusqu’à l’exagération le moindre défaut d’autrui. Symboliquement, il s’agit de persuader l’autre de sa défaillance contractuelle vis-à-vis de la primitive et tutélaire festuca. En resserrant progressivement le nœud coulant d’une argumentation de mauvaise foi, c’est comme si nous tentions de le pendre à notre fameuse poutre, alter-ego de la branche et représentation figurée de l’arbre qui cache la forêt où s’éveille Flore !

La paille et le nœud forment ainsi le yin et le yang du combat sans fin que se livrent d’une part, notre attachement aux traditions et aux savoirs ancestraux (la paille comme témoin de la transmission selon les règles) et d’autre part, notre soif de nouveautés (pour laquelle le nœud coulant est alors une allégorie du progrès technique et de l’évolution des mœurs).

Dans ce combat, il est heureusement des trêves qui permettent de contenter l’un et d’étancher l’autre. Par exemple, quand son propre réseau social — sorte de nœud cool — se réunit autour de quelques verres emplis de liqueurs colorées pour trinquer per festucam !

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