Le géomètre et l’horloger

Qu’est-ce qu’un cadran d’horloge sinon la plus parfaite des figures géométriques ? Tout y est régulier, continu, prédictible, implacable. Qu’il s’agisse d’un cercle parfait divisé en douze parties absolument égales comportant chacune soixante unités rigoureusement identiques, elles-mêmes découpées en soixante autre parties jumelles, ou qu’il s’agisse d’un espace plan sur lequel une ombre se déplace de chiffre en nombre qu’elle égrène de sa longue marque sombre, l’immuable précision et la certitude d’un éternel recommencement sont les conditions d’un cycle comptable qui ne connaît pas le repos.

Dans ce havre de certitude, soixante secondes feront toujours une minute et soixante minutes feront toujours une heure.

Derrière le cadran, parfois, une mécanique, aussi rustique qu’inarrêtable, et paraissant exclue des ravages de ce temps qu’elle décompte, se double d’un accompagnement sonore rythmant chaque aller et retour du balancier d’un tic-tac métronomique qui n’oubliera pas la moindre seconde.

Tic… Tac… Tic… Tac… Tic… Tac…

La courte phrase ci-dessus te permettra de régler ta montre puisqu’il faut exactement six secondes pour la lire. De rien.

Ce découpage du temps en douzièmes et soixantièmes est évidemment une escroquerie monumentale lorsqu’il s’agit de réellement saisir la notion de temps qui passe. Car le temps n’est pas qu’une infinie durée linéaire, c’est aussi — peut-être surtout — la perception de cette durée.

La perception influence la durée autant que l’inverse, avec le plaisir (ou le déplaisir) comme curseur.

L’énorme quart d’heure écoulé sous la pluie froide de novembre à attendre le train surpeuplé qui te conduira jusqu’à ton pénible labeur se vit bien plus longuement que les deux petites heures de juillet passées sous l’ombre d’un beau et grand tilleul en compagnie d’une généreuse et rieuse semeuse de bisous… Ces dix minutes d’attente à la caisse du supermarché ne durent pas autant que ces dix autres minutes qui séparent la commande et l’arrivée de ta bière… Etc.

La durée seule n’a aucun sens. Sauf, peut-être, celui d’insérer des pauses impromptues, de trouver des respirations aléatoires, d’imposer d’improbables patiences.

« J’arrive dans une minute ! »
« Vous pouvez patienter deux secondes, s’il-vous-plaît ? »
« Il était une fois… Jadis… Il y a longtemps… Depuis approximativement 35 virgule 4 millions d’années… »

Si elle n’est pas associée à une quelconque action, que représente exactement une heure, une minute, voire une seconde, sinon un simple espace, une bête distance, celle notamment qui sépare deux graduations sur le cadran de l’horloge ?

Sachant qu’un court instant vaut bien un certain temps, calcule le nombre de périodes nécessaires au remplissage d’un long moment de solitude.

Le temps… Le temps de recycler quelques phrases délaissées pour faire semblant de mettre ce blog à jour…

Les réflexions ci-dessus ont, à l’origine, été esquissées pour un tout autre article. Mais j’ai pris quelques chemins de traverse pour y cueillir du romarin. Et ces chemins m’ont emmené là où je ne souhaitais pas aller en me parant gentiment de l’élégante certitude d’avoir délibérément choisi un autre parcours, un autre voyage.

Au final, les chemins de traverse ne sont que la complexe horlogerie chargée de contre-balancer, selon tes humeurs, la perception que tu aurais d’une ligne trop droite, trop géométriquement parfaite.

« La ligne droite est le plus court chemin pour aller d’un point à un autre. »

D’un point A à un point B, de ta naissance jusqu’à ta sénescence, du début de ton histoire à son fin mot, du bistrot d’en face au troquet d’à côté, ta vie dépendra parfois de l’horloger, parfois du géomètre…

Le géomètre te mènera directement quand l’horloger te promènera gentiment mais tous deux sont indécrottablement accrochés à tes pas : à l’un la distance, à l’autre la durée, à toi la perception. À toi l’illusion que tu influences l’un et l’autre.

Les écrits aussi sont affectés par cette dualité qui les feront s’imposer à toi quand bien même tu t’en croyais débarrassé. Il y a toujours un moment, sur le cadran de ton vocabulaire, où l’aiguillon de l’inspiration t’indique à demi-mots d’antiques phrases délaissées que tu devras bien te résoudre à utiliser sous peine de les voir inlassablement resurgir à chaque nouveau brouillon.

Il ne te reste plus qu’à trouver le temps d’en faire un texte adroit…

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