De Malik Oussékine à Rémi Fraisse

Les gouvernements, tous autant qu’ils sont, n’apprennent jamais rien de leurs erreurs. De Malik Oussékine, battu à mort par des CRS le 06 décembre 1986 en marge d’une manifestation étudiante, à Rémi Fraisse, tué par un jet de grenade offensive le 26 octobre 2014 lors d’une manifestation contre la construction d’un barrage, il y a comme un air de ressemblance :

  • dans la méconnaissance absolue des rapports de force nécessaires pour qu’une manifestation ne dégénère pas en combat de rue ou en guerre de tranchées ;
  • dans le peu d’intérêt pour les personnes qui transparaît des déclarations à chaud en comparaison de l’importance donnée aux projets de réforme ou de constructions ; désinérêt pour les personnes qui se traduit systématiquement par un cycle quasi rituel d’allocutions hâtives, de démentis contre toute évidence, de ridicules tentatives de diversion ou d’étouffement ;
  • dans l’irrespect total affiché, d’une part, envers les familles des victimes — que ces victimes soient des manifestants ou des représentants des forces de l’ordre comme, par exemple, le Préfet Érignac dont l’enquête sur la mort entre dans cette logique d’irrespect — et, d’autre part, envers tous les citoyens qui mériteraient mieux dans une « démocratie » — même imparfaite — que d’être pris pour des cons ou des pigeons de ball-trap.

Méconnaissance des rapports de force

Dans ces deux cas — j’aurais pu en évoquer beaucoup d’autres sans même avoir à remonter jusqu’à ma naissance déjà ancienne — la disproportion des moyens employés en hommes et en armes face à des citoyens désarmés est juste effarante. Dans le cas de Malik Oussékine, il s’agit d’un groupe de CRS armés de matraques poursuivant un jeune homme désarmé jusque chez un particulier pour le rouer de coups et repartir ensuite tout tranquillement sans se préoccuper de l’état de leur victime — ou devrais-je écrire « de leur proie » ?

Comment peut-on être assez abruti pour ne pas se rendre compte que cette disproportion ne peut engendrer que des drames ? Prévenir contre les casseurs, prétendront-ils. En cas de flagrant délit, que les casseurs (qui existent et qui ne sont ni unaninement des provocateurs payés ou appartenant à la police ni exclusivement des jeunes voyous de banlieue) soient parfois arrêtés avec rudesse pourquoi pas ? Mais taper, taper et taper encore sur un homme à terre, j’aimerais beaucoup qu’on me cite l’article du code de procédure pénale qui l’autorise ou qui, simplement, l’envisage.

Dans le cas plus récent de Rémi Fraisse, il s’agit de l’utilisation d’armes de guerre (des grenades offensives), contre des manifestants certes turbulents mais complètement inoffensifs du point de vue de la sécurité des personnes. Comment peut-on donner l’ordre de se préparer à la guerre contre ses propres citoyens ? Qui est le criminel qui a laissé les gendarmes se munir de grenades offensives ? Pourquoi de tels engins font-ils partie de l’arsenal de répression de la gendarmerie ? Combien faudra-t-il de Malik et de Rémi pour qu’un débat sérieux et constructif débouche sur la création d’une police de prévention ?

Désintérêt envers les personnes face aux projets

C’est là que se pose la question du désintérêt total qu’éprouvent les politiciens vis-à-vis des personnes, des individus. Englués dans des carriérismes népotistes de baronnets provinciaux, encombrés d’idéologies à géométrie variable qui tournent plus vite que le vent, définis avec une précision moléculaire par leurs magouilles répétitves et impunies, infatués par un nombril qui les recouvre de la tête aux pieds et masque leur vrai visage — celui de la vanité avide de vacuité — les politiciens ne font pas la différence entre un chiffre et une personne. Tout est comptable, hormis leurs trahisons. Une locomotive, un chien, une infirmière ne seront jamais que trois items impersonnels placés et déplacés au gré du plan étalé sur la table et sous laquelle se bousculent banquiers, notables et vice-sous-secrétaires d’état adjoints.

Après la mort de Rémi Fraisse, et vu les circonstances de cette mort, c’est à une cascade de démissions à laquelle nous aurions dû assister plutôt qu’à ces tristes et puériles tentatives de déresponsabilisation de l’éxécutif. Au-delà de la mort d’un manifestant, ce qui est encore à l’œuvre dans cette histoire c’est l’incapacité totale et définitive des politiciens à se poser la question de leurs erreurs. Il ne leur vient même pas à l’esprit que si tant de gens manifestent avec autant d’implication et de détermination, ce n’est pas pour le simple plaisir de prendre l’air.

Oh, on voit bien venir l’antienne habituelle dans ces cas-là qui est de prétendre qu’à force de demander leur avis aux gens on n’avance pas. Et alors ? D’abord c’est faux. Les gens sont loin d’être stupides et même si très souvent les premières manifestations relèvent de l’irascibilité chère aux français, les gens sont tout à fait capables de comprendre l’importance d’un projet si celui-ci est débattu, concerté, amendé, approuvé ou rejeté. On ne fait pas le bonheur des gens contre leur gré. Leur expliquer pourquoi on doit les priver d’une partie de leur bien-être n’est certes pas facile mais c’est primordial.

Peu importe que ce barrage soit « stratégique » : si les locaux le refusent, ils ont leurs raisons qui doivent être entendues, comprises et, le cas échéant, contre-argumentées sereinement. Car il peut arriver que l’intérêt commun nécessite que l’on rogne sur les intérêts particuliers. C’est même le sens de l’article 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Il faut juste s’en expliquer et prendre le temps nécessaire à cela plutôt que de tirer dans le tas comme l’aurait fait n’importe quel dictateur sud-américain ou est-européen.

L’irrespect

Les politiciens — de l’extrême-droite à l’extrême gauche — ont en commun d’avoir des certitudes sur la façon de gérer un pays. Certains sont même réellement brillants lorsqu’il s’agit d’établir des budgets ou de préparer des lois. Un État a aussi besoin de bons techniciens. Mais ces budgets et ces lois ne sont pas une fin en soi. À travers eux, c’est la vie quotidienne de millions de gens aux situations diverses qui pourra être améliorée ou bouleversée. Certes, une même loi pourra améliorer la vie de l’un et bouleverser celle du voisin. C’est justement pour régler ces différends qu’ont été définis au cours des siècles derniers les grands principes de la démocratie parlementaire (je t’en ai d’ailleurs souvent parlé : ici ou voire ailleurs).

Le principal danger de cet irrespect est qu’il enracine fortement chez les nouvelles générations un ras-le-bol voire un rejet de la chose politique. La majeure partie des derniers scrutins à travers le monde le montrent :

  • les taux de participation faiblissent de plus en plus, notamment dans les pays riches ;
  • les candidats semblent toutes et tous sortir du même moule tant ils sont de plus en plus veules et incultes ;
  • les extrémismes obscurantistes — en particulier religieux et principalement ceux liés aux trois grands monothéismes — se refont une santé sur le dos des éternels boucs émissaires : les femmes, les homosexuel(le)s, les étrangers ;
  • la grande solidarité des origines tout autant que la préservation d’un espace vital sain sont devenus des idées vidées de leur sens et ne servent plus que de tremplins vers le pouvoir pour ceux qui rêvent d’être calife à la place des sultans, des rois, des reines, des princes, des présidents, et des chefs de gouvernement.

Que toutes ces élections soient immensément ou peu truquées ne compte finalement pas vraiment puisque le sentiment qui prédomine dans les populations consultées est qu’elles ne servent à rien d’autre qu’à échanger un blanc bonnet contre un bonnet blanc.

Et on fait quoi ?

Que faire face à cet irrespect continuel ? User à son tour de violence aveugle ? Ça peut soulager sur le moment mais l’Histoire prouve que ça ne mène jamais à rien de positif. Une alternative — que je n’ose appeler solution — semble se mettre en place pour combler le vide laissé par la désaffection des citoyens pour la politique. Je t’en parlerai plus longuement un autre jour. Il faut que je me documente un peu mieux : le sujet est sérieux et comme souvent, le remède peut s’avérer pire que le mal.

Non, je ne te dirai pas tout de suite de quoi il s’agit. Je te laisse y réfléchir de ton côté. On en (re)causera plus facilement.

Barque renversée dans le ria du Conquet
Garder un cap est parfois la meilleure façon de s’échouer…
(photo de l’auteur – Le Conquet, 12 octobre 2012)

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