Le plus désagréable pour le type qui dort dehors n’est pas la faim ou le froid. Tout du moins à Paris où la nourriture est partout présente et les abris possibles durant le jour : gares, métro, bibliothèques, cafés. Le pire, c’est la pluie. Celle de ce matin m’a valu un réveil en fanfare lorsque j’ai senti les premières gouttes se frayer un chemin à travers le feuillage et atterrir chacune à leur tour sur le demi-bout de demi-nez qui dépassait du duvet avec la joie d’un enfant découvrant un nouveau toboggan ! Et merci pour le réveil au merle qui est venu siffloter sa rain song près de mes oreilles et m’a remis en mémoire ce vieil air anglais des glowrieuses années 60 :
« Blackbird singing in the dead of night
« Take these broken wings and learn to fly
« All your life
« You were only waiting for this moment to arise
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La pluie quasi continuelle d’aujourd’hui va me contraindre à changer de lieu pour dormir. Ce vieux banc de bois sera moins confortable lorsque sa peinture fatiguée absorbera la pluie pour la transformer en une bouillie toxique pour qui viendra s’y asseoir ou s’y allonger, un mélange collant et grattouillant de cellulose et d’oxyde de zinc. À défaut de trouver un nouvel abri, je vais marcher entre les gouttes et tenter de faire quelques photos en attendant le petit matin et l’ouverture des gares pour trouver un siège sur lequel m’endormir entre deux relectures de brouillons.
Mais puisqu’on a commencé dans la citation des vieilles gloires, voici ce qu’écrivait un des philosophes les plus éminents du XVIIIe siècle :
« Lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et l’avarice entre dans tous. Les désirs changent d’objets : ce qu’on aimait, on ne l’aime plus ; on était libre avec les lois, on veut être libre contre elles. Chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître ; ce qui était maxime, on l’appelle rigueur ; ce qui était règle, on l’appelle gêne ; ce qui y était attention, on l’appelle crainte. C’est la frugalité qui y est l’avarice, et non pas le désir d’avoir. Autrefois le bien des particuliers faisait le trésor public ; mais pour lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La république est une dépouille ; et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous. »
[Montesquieu. L’Esprit Des Lois, Livre III, Chapitre III, 1758]
Toute ressemblance avec notre époque de merde n’est évidemment pas fortuite puisque, comme le démontre implacablement ce colossal ouvrage qu’est « L’Esprit Des Lois », les peuples n’ont que le gouvernement qu’ils méritent car ils en sont les seuls initiateurs, qu’ils choisissent leurs législateurs ou bien qu’ils laissent un puissant les gouverner selon son humeur.
Montesquieu pensait qu’il n’y avait que trois types d’organisation politique :
- la république — démocratique ou aristocratique selon la catégorie sociale dont sont issues les personnes autorisées à gouverner — dans laquelle les citoyens sont pleinement acteurs de chaque décision mais à des degrés divers selon qu’ils seront gouvernés par une démocratie ou par une aristocratie ;
- la monarchie — un souverain assisté de ministres — dans laquelle une classe privilégiée (la noblesse, qui fournit les ministres) veille à la pérennité de l’institution royale qui, en retour, lui garantit la pérennité de ses ministères ;
- le despotisme, dans lequel un homme seul décide arbitrairement du sort de tous les autres.
Nul doute que s’il vivait encore il y ajouterait une quatrième catégorie pour caractériser certains régimes actuellement en vigueur et qui seraient un mélange des trois catégories précédentes, notamment en France. Une sorte de rénartisme, à moins qu’il ne s’agisse de mospoblique voire, plus sûrement, de despuchie puisque la rime y est plus adéquate.
Je peux me tromper tant l’esprit humain est sans limite quand il s’agit d’être génial ou bien crétin, mais il me semble qu’on est en pleine démonstration de « cessation de vertu ». La « vertu politique » de Montesqiueu correspondrait de nos jours — si elle devait encore exister — à l’honnêteté, à l’intégrité, au simple respect des électeurs.
La dérive qui mène de l’état-père à l’état-perdu — ou de l’état-mère à l’état merdu — (« on était libre avec les lois, on veut être libre contre elles », argument longuement développé par Rousseau dans Le Contrat Social et De l’Origine des Inégalités) n’a jamais été aussi bien balisée et semble même en voie d’achèvement. « L’état » fait ici référence à un groupe d’êtres soumis (de gré ou de force) aux mêmes lois (organisations 1 et 2) ou au même dictat (organisation 3).
Évidemment cet état de fait (qui n’a rien d’un état de fêtes) n’est pas subitement apparu ces derniers jours : comme son nom l’indique, une dérive est un long cheminement. Par contre, ces derniers jours montrent clairement que les gouvernants non seulement ne possèdent plus les clés de l’organisation sociale (récupérées par les entreprises transnationales avec la gourmandise de hyènes cocaïnomanes s’apprêtant à dépecer le cadavre encore chaud de Bambi venu se désaltérer dans le courant d’une onde claire) mais — et c’est là toute la honte de ces états-racaille — se satisfont de ne plus les vouloir, tant que leurs pouvoirs (aka leurs privilèges) ne sont pas remis en question.
Et nous voilà dans cette impasse où ce qui n’existe pas a pris le pas sur la réalité en mettant une main ferme bien qu’invisible sur les besoins élémentaires qui régissent la vie des abrutis que nous sommes devenus et qui laissons faire, pris aux pièges de nos propres privilèges et peu nous importe que d’autres peuples doivent être maintenus en esclavage pour amoindrir les coûts de transport et d’hébergement du tourisme de masse, les prix des gadgets électroniques ou encore le budget nécessaire à une alimentation de plus en plus suspecte.
Ce qui n’existe pas, c’est tout cet éther financier dans lequel nous baignons (et nous noyons pour la plupart), ces dettes artificielles, ces dividendes incohérents. D’où sortent ces pourcentages, ces taux, ces clauses, ces étaux qui nous emprisonnent comme de pauvres filles dans des maisons closes, si closes qu’elles sont équipées de coffres-forts, d’un régime d’impunité et du droit de vie et de mort sur quiconque ne possède pas de carte gold ?
Personnellement, je date de la Révolution Française, la fin de l’utopie républicaine (de Valmy à Arcole, apogée de la grandeur et rapide décadence de l’esprit des Lumières) et le début du despotisme de classe, cette bourgeoisie tant commerciale que financière qui a désiré et obtenu le beurre et l’argent du beurre en accédant également, et de plus en plus exclusivement, au pouvoir législatif pour, en plus, se taper la crémière.
Il y a bien eu quelques tentatives de révoltes pour reniveler les strates sociales : toutes ont lamentablement échouées. Soit, elles n’ont réussi qu’à renforcer l’esprit bourgeois dans sa volonté de tout s’accaparer (1848, La Commune, Mai 68), soit, elles n’ont abouti qu’à des boucheries telles (back in the USSR, entre autres) qu’elles ont pu servi d’alibi à ce même esprit bourgeois qui a pour lui de ne pas aimer la violence d’état au-delà du minimum requis pour garantir une certaine « paix sociale ». Un équilibre schizophrène pour cette bourgeoisie qui oscille constamment entre l’envie de posséder plus et la peur de tout perdre alors même que le gros de la populace ne peut espérer, au mieux, que quelques miettes d’un gâteau dont les parts, pré-découpées, sont déjà attribuées avant même sa cuisson.
La trahison spectaculaire de François Hollande (qui, visiblement, aime à tromper son monde) est une cerise supplémentaire sur le gâteau rassis autour duquel nous sommes de moins en moins à rester debout pour (dé)chanter sous la pluie en espérant que revienne ce mythique « Temps Des Cerises », sans plus vraiment y croire, cependant.
Et pour finir de se convaincre qu’il est temps de réfléchir à autre chose, vois comme ce bon Montesquieu a tout compris de ce qu’est, intrinsèquement, une classe politique :
« L’ambition dans l’oisiveté, la bassesse dans l’orgueil, le désir de s’enrichir sans travail, l’aversion pour la vérité, la flatterie, la trahison, la perfidie, l’abandon de tous ses engagements, le mépris des devoirs du citoyen, la crainte de la vertu du prince, l’espérance de ses faiblesses, et plus que tout cela, le ridicule perpétuel jeté sur la vertu, forment, je crois, le caractère du plus grand nombre des courtisans, marqué dans tous les lieux et dans tous les temps. Or il est très malaisé que la plupart des principaux d’un État soient malhonnêtes gens, et que les inférieurs soient gens de bien ; que ceux-là soient trompeurs, et que ceux-ci consentent à n’être que dupes. »
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Mais n’attend pas d’être comme moi devenu hors-jeu, bientôt hors-je, un « fool on the hill », un crétin vociférant, inaudible et donc inutile.
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