J’aurais pu avoir un rendez-vous plus tôt. Je n’aurais sans doute parcouru que quelques centaines de mètres. J’aurais peut-être patienté pendant quelques dizaines de minutes avant de repartir comme si de rien n’était. Mais, autant par coquetterie intellectuelle que par philosophie politique nimbée de pragmatisme socio-économique, je voulais avoir le choix du vaccin.
Hors de question de prendre le vaccin anglais. Non seulement, pour leur faire payer le Brexit mais surtout parce que je redoute que les Anglais fabriquent leur vaccin comme ils cuisinent. J’ai également écarté Pfizer pour ne pas soutenir, même involontairement, cette multinationale qui n’aurait jamais remué la moindre éprouvette si d’aventure cette pandémie ne devait pas lui remplir des caisses déjà si pleine d’argent soustrait à la misère du monde. L’abandon de l’Institut Pasteur a eu pour conséquence d’imposer le Moderna. Et pour s’en injecter un bonne première dose, il a fallu accepter un rendez-vous tardif dans un des recoins les moins attirants de l’Île-de-France. Une ville de la banlieue sud dont on ne prononce le nom que les soirs d’éclipse en espérant qu’elle en fasse de même sans pour autant réapparaître, laissant à sa place un parc intemporel préservé des brouillons d’urbanistes déments.
Connaissant les facéties aléatoires et pourtant régulières du RER, je me pointe de bonne heure à la station de métro la plus proche pour acheter un ticket. J’essaie de comprendre les questions de l’automate et j’ai soudain l’impression d’avoir perdu l’intégralité de mon QI en essayant de déterminer la catégorie exacte qualifiant mon voyage. À force d’essayer plusieurs options, je finis par insérer ma carte de crédit. Et — quelle surprise ! — un billet pour la bonne destination m’est proposé en échange. Cette première étape s’étant étonnamment bien déroulée, il m’apparut évident que ça ne pouvait pas continuer. Bien vu. Car malgré l’heure matinale, le quai est déjà bondé. Une rame vide y stationne. Un haut-parleur susurre une annonce pour expliquer la situation tandis qu’un plus-haut-parleur hurle l’arrivée imminente d’une rame sur le quai d’en face. Si bien qu’il faut plusieurs annonces et plusieurs rames d’en face, pour comprendre qu’un sac oublié par un distrait amnésique dans une gare quelconque en amont est encore en train de bloquer la moitié du système ferroviaire parisien.
À la suite d’une annonce un peu plus audible que les précédentes, la foule se rue dans la rame. Je suis le mouvement et me retrouve coincé entre deux spécimens de la génération « jamais sans mon portable ». Le premier consulte frénétiquement tous les sites météo du monde. Je n’en vois pas trop l’intérêt mais peut-être a-t-il un besoin urgent de sujets de conversation pour agrémenter sa pause café. L’autre, certainement étudiant, se passionne — si j’en crois le gros titre de la page qu’il consulte — pour des formules mathématiques censées expliciter en détail le mécanisme de propagation des ondes stationnaires. Ne compte pas sur moi pour t’en dire davantage, il m’a déjà fallu reprendre six fois de l’aspirine pour retranscrire la phrase précédente. Tout le monde est équipé d’écouteurs plus ou moins volumineux et je me sens à la fois très vieux et totalement étranger à ces gens qui s’entassent pour se mettre à l’écart…
Arrivée à destination, la rame s’arrête. Ce qui est bien pratique pour en descendre tranquillement. Le gros des voyageurs a disparu à la station d’avant. Ceux qui descendent ici sont les parias, les maudits, les rejetés. Ou les vieux sans écouteurs. Le quai est d’une longueur triste avec une sortie à chaque bout. Oui, tu as deviné, je débarque en plein milieu. J’opte au hasard pour ce côté-ci et accède enfin au dehors où le soleil chauffe le bitume comme s’il le voulait moelleux en dedans et bien gratiné par dessus.
La première chose que je fais quand je sors d’un train au milieu d’une ville inconnue est de chercher un plan pour me diriger. Par chance, il y en a un juste en face de moi. Je m’approche nonchalamment et ne détecte pas tout de suite son sourire sarcastique. Je cherche en vain la rue au nom d’un élu communiste fusillé par les nazis. Je cherche sur le plan, je détaille la liste des rues, je ne trouve toujours pas. Je consulte le courriel de confirmation du rendez-vous et j’y vois très clairement le nom recherché. Je commence à vraiment vouloir qu’il y ait des puces 5G dans le vaccin, ce qui devrait me faciliter la vie lors de futures orientations !
Ma première réflexion est : « Espèce d’abruti, tu t’es encore trompé de gare ! »
Je me retourne alors pour lire le nom de la gare sur le fronton mal bétonné du bâtiment : « C’est Bien La Bonne Gare ». Je retourne visionner le plan et là, je n’ai pas eu d’illumination soudaine. Simplement, un rayon de soleil plus appuyé et sans doute renvoyé par une vitre d’automobile guide mon œil vers cette annotation : « Plan de la Ville Voisine ».
OK.
Donc, à la sortie de la gare A tu mets le plan de la ville B ? Mais d’où tu sors ? De l’ENA ? Alors, certes, la gare de la ville A est située sur le territoire de la ville B. Ce qui, là aussi, est signé technocrate qui se croit malin. C’est un peu comme le département du Var, nommé d’après une rivière qui coule dans le département voisin. Ou, je te l’ai déjà signalé, la rue d’Austerlitz à Paris qui est de l’autre côté de la Seine par rapport à la gare du même nom. Je me décide donc à sortir le téléphone portable et tente de faire fonctionner pour la première fois le logiciel de calcul d’itinéraire. Après de longues minutes d’incompréhension et de manipulations diverses, j’obtiens enfin un trajet que je me décide à suivre. C’est sans compter sur mon sens inné à toujours prendre la bonne route… mais en sens inverse !
Au bout de vingt minutes de marche le long d’une nationale indifférente à la laideur du lieu, je suis pris d’un doute, d’autant que l’application m’annonçait un parcours de seulement huit minutes. J’ai donc le choix entre passer plusieurs heures à apprendre à lire un plan sur un petit écran ou bien la faire à l’ancienne et demander à un passant. Ou à une passante. Mais, outre le fait que je ne parle pas aux gens, il ne passe personne par ici. Je fais donc demi-tour et repasse penaud devant la gare qui ne se cache même pas pour se foutre de moi.
Heureusement que j’avais prévu de partir tôt. Car malgré toutes ces péripéties j’arrive largement en avance devant le centre de vaccination qui n’a pas encore ouvert ses portes. Visiblement c’est une salle des fêtes inoccupée depuis un an qui retrouve un peu de vie avec cette activité. J’espère juste que la vaccination ne se fait pas sur scène. Tu imagines ?
— (l’infirmière) Monsieur Dupont, c’était une magnifique injection !
— (Mr Dupont) Je remercie les pangolins et les chauve-souris sans qui…
— (l’infirmière) On l’applaudit très fort !
— (le public) Une autre ! Une autre !
Tout autour du centre, les chantiers font danser les pelleteuses et chanter les compresseurs hydrauliques dont le jaune écaillé ajoute une touche de couleur dans le gris omniprésent. Je patiente à l’ombre d’un mur gris surmonté d’un grillage récemment peint en gris.
Peu avant l’ouverture, une petite foule commence à se rassembler devant l’entrée et je la rejoins avec la détermination du condamné qui s’avance vers le peloton d’exécution. Je n’ai jamais eu peur des piqûres, même enfant. Mais, sans pouvoir me l’expliquer, je ressens ce début de journée comme un mauvais scénario de film étrange. Du genre à être récompensé dans un festival annexe à la foire aux jambons d’une ville côtière en mal de tourisme. Qu’est-ce qui me dérange, en vrai ? OK, j’ai trouvé : j’en suis à moins de dix bornes mais déjà Paris me manque.
Où est la Seine ? Où sont les pigeons et les corneilles ? Où sont les automobilistes irrespectueux des cyclistes irrespectueux des piétons irrespectueux des automobilistes ? Où sont les concours d’élégance impliquant le moins de tissu possible ? Où sont les terrasses et leurs petits-déjeuners hors de prix, leurs déjeuners déjà pris et leurs apéros à tout prix ? Où sont les arbres, tout simplement ? Je décide finalement de ne pas laisser ici ma vieille carcasse de Lutécien irréparable. De toute façon, elle refuserait certainement de croupir par ici et se débrouillerait pour rapatrier ce qu’il lui reste d’os et flâner à nouveau sur les pentes de Montmartre et les quais de la Seine.
Rassuré, je monte les marches, remplit le formulaire et patiente entre un chef d’entreprise nerveux qui se défoule en dérangeant tout son répertoire téléphonique et un complotiste râleur (« Tout ça pour une grippette ! ») qui s’enfuirait bien d’ici s’il pouvait pousser lui-même le fauteuil roulant que son accompagnateur manie avec beaucoup trop de délicatesses.
Vient mon tour. L’infirmière est une femme d’expérience et de savoir-faire. Je suis presque déçu de n’avoir absolument rien senti. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir te raconter ? Tout s’est finalement passé très vite et sans perturbation notable. Après l’injection, je suis placé « en observation » pour un quart d’heure avec tous les autres vaccinés. Mais là aussi il ne se passe rien. Aucun évanouissement, aucune crise de nerfs ou d’épilepsie… Les séances de piqûres ne sont plus ce qu’elles étaient !
En sortant, je retrouve l’ami soleil en mode roue libre, balançant ses degrés comme un patron français balance ses ouvriers après avoir délocalisé son entreprise. Moins de dix bornes jusqu’à la Porte d’Orléans, ça peut se faire à pied, tranquillement. À condition de marcher à l’ombre. Je traverse et je remonte l’avenue bordée de grands chantiers en cours et de bâtisses délabrées en attente d’un prochain gros chantier. C’est fou, quand on y pense, cette volonté des constructeurs de ne jamais rien faire de définitif ou de simplement durable. Construire, laisser pourrir, détruire, déblayer, reconstruire… Sisyphe et sa truelle !
Je pense à tout ça en marchant posément, les mains dans les poches. Jusqu’à ce que je tombe sur un panneau d’entrée de ville. Une ville située encore plus au sud alors que je suis censé remonter vers le nord… Bordel ! Je me suis encore trompé de sens ! Encore un peu et j’atterrissais à Marseille ! Heureusement que je ne suis pas un oiseau migrateur. D’abord, parce que je ne me gratterais que d’un seul côté, ensuite, parce que je serais bien incapable de rentrer chez moi par le plus court chemin.
Enfin, après une heure et demi de marche, j’entrevois la Porte d’Orléans et son trafic incessant. Je me sens mieux. Même les hydrocarbures ont un autre parfum à Paris. Plus intégrés à leur milieu ambiant, ils y semblent moins nocifs. Les premiers pigeons m’accueillent en lâchant leur fiente acide sur le parapluie d’un touriste en perdition. Un taxi m’engueule parce que je ne traverse pas dans les clous. Une terrasse encombre tout le trottoir et oblige les piétons à risquer leur vie en descendant sur la chaussée. La sirène de policiers en retard pour l’apéro du matin fracasse mes oreilles déjà engourdies par les pleurs de bambins dont les poussettes sont à la même hauteur que les pots d’échappement. Paris !
Paris est la ville de tout le monde. Tout le monde n’est pas obligé d’y venir, évidemment. Ni de s’y sentir bien. Mais pour tout ceux qui ne se sont bien nulle part, Paris est une solution. Un lieu d’accueil pour qui crie sa solitude sans que le vent ne daigne répondre. Paris ! Comme un vaccin, finalement, contre l’écho vide.
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