Tu ne le sais pas encore mais le monde d’avant c’est du vent. Et comme toute masse d’air qui se déplace, indépendamment de sa vitesse, de son altitude et de sa direction, sa finalité est de se désagréger pour faire place à de nouvelles masses d’air se déplaçant à d’autres vitesses, à d’autres altitudes et dans d’autres directions. La désagrégation d’une masse d’air dépend d’au moins deux facteurs. D’une part, sa constitution, d’autre part, les obstacles que cette constitution est capable, ou non, de contourner.
Notre monde d’avant est de constitution fragile bien que tu es certainement persuadée du contraire. « La preuve ! », te dit-il, « Je suis arrivé jusqu’ici sans trop d’encombres. » Ce qui est un avis biaisé. Notamment parce que les encombres en question n’étaient pas classés bien haut sur l’échelle des encombres. Quelques révolutions par-ci, deux ou trois guerres mondiales par-là, le tout entrecoupé d’une pléthore d’encombres de bas niveau : tremblements de terre, raz-de-marées, avalanches, crues, extinctions d’espèces rares, etc. À ton échelle — à la mienne également, je ne me désolidarise pas — cette pléthore d’encombres de bas niveau peut paraître monstrueuse. Normal, elle l’est. Mais le monde ne se regarde pas à l’échelle humaine du haut de laquelle il est rarement possible de voir plus loin que le bout de son nombril.
Ceci dit, le classement des encombres est une science en devenir. Même s’il semble acquis, désormais, qu’un classement tout en haut de l’échelle — encombre de catégorie 1 ou 2 — nécessite qu’un encombre réponde a minima aux caractéristiques suivantes :
- son action doit viser à encombrer essentiellement et durablement l’espèce dominante, qu’elle soit animale ou végétale (l’espèce humaine, aujourd’hui, est l’espèce dominante);
- son rayon d’action doit tendre vers l’occupation intégrale de l’espace vital de cette espèce (soit, pour ce qui nous concerne, l’essentiel des terres immergées) ;
- son temps de résorption est au moins égal à un multiple de trois sur l’échelle temporelle de l’espèce encombrée (je te laisse faire le calcul, je suis nul en maths).
Le classement des encombres inférieures obéit au même schéma mais avec des coefficients moindres.
Le rôle réel de ces encombres est évidemment mal connu mais on peut déjà y entrevoir comme une forme de « redistribution des cartes » sans pouvoir dire avec précision s’il faut y voir la nécessité d’un rééquilibrage harmonieux entre écosystèmes ou l’anarchie salutaire d’une énième combinaison aléatoire. Il y a certainement un peu des deux, plus autre chose, en des proportions indéterminées. Ce qui ne nous avance pas beaucoup mais ça fait gagner quelques lignes de rédaction.
La précédente encombre de catégorie 1, la seule répertoriée à ce jour, a été l’extinction des dinosaures. Je t’en parlerai un autre jour, le temps de rassembler mes souvenirs sur ces temps difficiles que peu d’entre nous ont eu la chance de connaître. Mais ne rêve pas : ce n’était ni plus ni moins agressif qu’aujourd’hui. Les gros mangeaient déjà les petits. La seule différence est que les petits ne payaient pas en plus la note du restaurant. En catégorie 2, et sans être exhaustif, loin de là, on trouve des encombres comme l’esclavage, le nazisme, les colonisations, le patriarcat, la télévision… tout ce qui a profondément altéré l’idée que l’humanité a d’elle-même sans toutefois la menacer de disparition. Je ne te détaille pas la catégorie 3. Elle est elle-même très encombrée et tu en as un exemple sous les yeux.
Compte tenu de ce qui précède, cette histoire de pandémie est absolument extraordinaire et sa présence aussi rapide en catégorie 3 lui prédit peut-être un avenir plus élevé. Confinement, couvre-feu, port du masque, distanciation, arrêt plus ou moins prolongé de diverses activités économiques, sportives et culturelles, pagaille dans les décisions officielles, fermeture des frontières, multiplicité des fausses informations, absence de vrais débats, dégradation des comportements relationnels, manque affectif… en moins d’un an, les concepts majeurs sur lesquels reposent la puissance de la civilisation occidentale ont pris une grande claque dans la gueule !
Aucun groupe terroriste, aucun écrivain d’anticipation, aucun prophète de supermarché n’est allé aussi loin dans ses espoirs de voir un jour vaciller le monde capitaliste. Et pour peu qu’on s’éloigne intellectuellement de l’aspect froidement comptable des bilans sanitaires — dont la réelle importance est cachée par une litanie de chiffres trop policés pour être honnêtes — il devient possible d’intégrer cette pandémie dans le parcours de vie de notre civilisation. À une place encore indéterminée mais forcément significative. Un jalon remarquable, quelque part entre la maîtrise du feu et l’invention de l’écriture.
Il est évidemment trop tôt pour émettre un avis définitif mais l’ampleur des réactions incohérentes à tous les niveaux de la société démontre de fait l’importance de son impact et l’épaisseur de la trace qu’elle laissera dans la mémoire collective.
Je passe outre les délires complotistes, les outrances médiatiques, les calculs financiers des laboratoires pharmaceutiques et les mensonges infantiles des gouvernements — en particulier français — sur le sujet. Une information forcément parcellaire mais néanmoins utile, existe. Il y a des journaux qui travaillent encore correctement malgré leur administration plus que suspecte puisque entièrement dépendante du bon vouloir de banquiers ou d’industriels. Il y a aussi des médias indépendants, sérieux et en ligne (mais sur abonnement). Des sites institutionnels. Le tout, dans toutes les langues imaginables. Mon propos, évidemment, n’est pas de te servir une pâtée exhaustive de toutes ces informations. Tu es assez grande pour avoir tes propres sources et y puiser ce qui t’est nécessaire. Ici, je vais surtout aborder le pourquoi de l’appréhension chaotique que nous avons de cette situation et de ses conséquences.
Dans cette appréhension, se retrouvent réunies les trois composantes principales du déni collectif qui sont aussi — quelle coïncidence ! — les trois jambes de bois du monde d’avant.
En premier lieu, la croyance en un remède miracle. Une sorte de potion universelle autant magique qu’aphrodisiaque, dotée du pouvoir de guérir les corps et les âmes en évitant le recours excessif à toute forme d’exorcisme, tant religieux que chirurgical. Un breuvage multi-fonctions — car une telle solution ne peut que se boire — qui, en plus d’être antiseptique, de pH neutre et vegan friendly, fera rentrer à la maison ce (ou cette) enfoiré(e) d’être aimé(e) et — à condition d’être utilisé avec parcimonie dans une gestuelle adaptée aux soirs pluvieux de presque pleine lune — remplacera au pied-levé le débouche-évier ou le fond de sauce herbacé du repas dominical. Et le prix d’interprétation pour ce premier rôle a été décerné à l’hydroxychloromachin. Un prix que cherchent à lui retirer désormais les premiers vaccins disponibles.
En second lieu, et très étroitement lié au premier, la croyance en un homme providentiel. Un homme, tu l’auras remarqué, qui n’est jamais une femme. À moins qu’elle ne soit, d’un homme, accompagnée. Marie a certes mis en évidence la radioactivité naturelle mais en tant qu’épouse de Pierre. Quant à Simone, qui n’est pas né femme mais qui l’est devenue, c’est au titre de compagne de l’illustre Jean-Paul. « Et Jeanne d’Arc ? » te diront-ils. Et bien justement… Mais c’est un autre sujet. Cette fois, c’est un vieux médecin marseillais, compétent mais roublard, opportuniste et terriblement médiatique, qui a été le plus prompt à endosser le costume de superman en carton qui réjouit tant les complotistes.
En troisième, enfin, condensé des deux premiers, la croyance en un grand-père noël paternaliste et magnanime qui — avec un sourire rougeaud et une tape amicale sur des joues cramoisies — saura froncer très fort ses sourcils plus que chenus pour finalement décider d’une absolution générale malgré un carnet de notes emplis de traces suspectes et de fausses signatures.
Ces trois artefacts sont la signature génétique du monde d’avant et fondent son histoire et sa culture. Le monde d’avant est un monde de mirages et d’illusions, un château de cartes bâti sur du sable mouvant. Un 38 tonnes chargé de dynamite conduit par un adolescent capricieux et amoureux de son rétroviseur.
Sa fin est à la fois nécessaire et inévitable. Pas de panique, cependant. Cette fin du monde d’avant, quoi qu’en pense les catastrophistes professionnels, ne sera pas brutale et aucun livre d’Histoire ne la mentionnera de façon détaillée comme, par exemple, un vendredi 13 à cinq heures à la sortie sud d’une bourgade alambiquée. Il y a même de fortes chances que tu n’en ressentes aucune secousse. Tout juste t’interrogeras-tu au printemps — un soir de nonchalance fauve sous le feuillage renaissant d’un arbre centenaire — sur la possible différence entre la vanité des êtres et la vacuité des choses ? Un courant d’air un peu plus vif t’aura proposé ce défi mais après l’avoir laissé t’enrober de son argumentaire piquant, tu le congédieras élégamment d’un geste ample et souple en réajustant le tissu qui couvre tes épaules. Car globalement, en dehors de quelques secousses précisément localisées, la fin du monde d’avant va traîner decrescendo sa misère sous tes pieds insensibles alors même que le monde d’après sera déjà en train de naître sous tes yeux ignorants.
Mais.
Comme tout ce qui se termine, le temps que cela prendra sera fortement corrélé aux résistances qui se feront jour. Et de la résistance il y en aura. Car beaucoup de gens sont attachés à ce monde d’avant. Et ce n’est pas seulement pour des raisons proches du syndrome de Stockholm. Il existe des gens très pauvres qui possèdent une confiance absolue dans le capitalisme. Il paraît même que certains très riches sont aussi des philanthropes.
Dans une société multi-niveaux à hiérarchie pyramidale (beaucoup de monde en bas, très peu en haut), chaque niveau a tendance à se satisfaire de sa position pour trois raisons :
- plus le niveau est bas, plus le niveau supérieur est facile à atteindre, donnant ainsi à chacun la possibilité d’une ascension rapide qu’il suffira de correctement marketer pour en faire l’exploit d’une vie ;
- chaque niveau possède un niveau inférieur permettant à chacun de se voir en meilleure situation que beaucoup d’autres ;
- le modèle pyramidal est facile à construire (il suffit d’empiler n’importe quoi d’à-peu-près solide pour obtenir une pyramide) et apparaît ainsi comme un modèle « naturel ».
À l’inverse, les déçus de la pyramide (qui forment aussi une pyamide — beaucoup en bas, très peu en haut) ont également trois raisons d’afficher leur mécontentement :
- les passages entre niveaux ne sont ni transparents ni empreints d’une quelconque forme de mérite, de justice ou d’une simple nécessité pragmatique ;
- le fait même qu’il existe des niveaux de plus en plus infranchissables est la marque d’une société volontairement inégalitaire ;
- cette géométrie particulière contraint l’ensemble des ressources disponibles censées alimenter cette pyramide, à former une pyramide inversée (beaucoup en haut, peu en bas).
Tout cela est résumé dans le petit schéma qui suit. Il est évidemment très simplifié parce que je ne suis ni économiste ni graphiste. Mais ça permet de gagner un peu en couleurs (clic sur l’image pour l’agrandir) :
Le monde d’avant est confortablement installé depuis quelques siècles dans une routine explosive. L’écart entre richesses et pauvretés ne cesse de grandir. Tant en nombre de personnes qu’en valeur monétaire. Les moyens et les méthodes pour exploiter et transformer les ressources disponibles s’automatisent exponentiellement malgré l’épuisement visible desdites ressources. Les produits transformés issus de l’exploitation des ressources sont majoritairement consommés par ceux qui n’en ont pas besoin. Et plus on s’éloigne du bas de la pyramide sociale et moins on y voit un problème.
Ainsi, tout ce qui va venir bouleverser cet ordre et qui n’est pas immédiatement issu de cet ordre (comme le sont les guerres ou les catastrophes industrielles) va être exclusivement analysé sous l’angle de l’incompréhension totale. Au lieu de se demander tout de suite où est la faille dans l’ordre qui a permis cela. On invoquera tour à tour la punition divine (toutes religions confondues), les sournoiseries du camp d’en face (hier les Soviétiques, aujourd’hui, les Chinois), la faute à pas-de-chance (aussi appelée fatalité), la revanche de la nature (alors même que les concepts de revanche et de nature sont exclusivement humains), etc.
Cette incompréhension totale sera d’ailleurs partagée par ceux qui souhaitent bouleverser cet ordre. Malgré les centaines d’exemples historiques, personne ne veut croire que sa société est éphémère. Ceux qui en sont satisfaits la voient comme immanente et éternelle, les autres comme conjoncturelle et modelable.
Du coup, les satisfaits n’ont pas prévu de société de rechange. En cas de menace, ils ont alors besoin de s’accrocher à n’importe quoi (et/ou n’importe qui) du moment qu’on leur fait miroiter la promesse d’un retour « à la normale ». De leur côté, les insatisfaits qui ont toujours une ou deux sociétés de rechange sur eux, au cas où, se sentent floués de constater qu’une société peut changer sans leur demander leur avis et surtout sans leur en attribuer le copyright, passeport indispensable pour avoir un chapitre à son nom dans les livres d’Histoire.
Sans surprise, le monde d’avant va mourir pour avoir abusé de ses propres turpitudes. Tout dévorer avant de se dévorer soi-même. Bon débarras.
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