On associe souvent le blues (la musique) avec la tristesse, la mélancolie, le récit harassant d’une vie de souffrance, le décompte infini des emmerdes qui balisent un parcours à côté duquel n’importe quel chemin de croix ressemble à un zouk enflammé. Pourtant les chanteurs de blues peuvent aussi raconter la fête, les amours, les amis, la vie qui papillonne comme un jeune cabri insouciant dans une prairie aux fleurs multicolores.
Le blues, né de l’esclavage, en porte évidemment la longue trace. On ne se débarrasse pas facilement d’une mémoire dans laquelle les lambeaux de chair découpés par le fouet portent chacun le nom d’un aïeul. Les cicatrices sont encore vives d’autant que le racisme n’est pas tout à fait mort.
Malgré cela, certains musiciens de blues comme John Lee Hooker, Muddy Waters ou Lightnin’ Hopkins, pour ne citer que les plus connus, ont su s’écarter du registre larmoyant et plaintif pour cultiver des chansons pleines de rythme et d’humour.
Je ne vais pas te faire de grand discours, je veux juste te faire découvrir deux guitaristes-chanteurs moins célèbres. Tu te débrouilleras pour les télécharger ou les acheter, mais vraiment, écoute-les. C’est aussi une bonne façon d’aborder ce vaste genre musical dont les premiers enregistrements démarrent en 1919 pour se poursuivre de nos jours avec la vitalité et l’assurance d’un art intemporel.
Les deux CDs que tu dois te procurer (tu as le droit d’auto-compléter cette liste avec ce que tu trouveras de similaire) :
- Hound Dog Taylor & the Houserockers (Alligator Records, 1971).
- Burnside on Burnside (Fat Possum Records, 2001).
Sur l’album de R.L. Burnside, il y a une histoire marrante qui tranche un peu avec le machisme ambiant des chansons américaines (tous genres confondus). Je te la brosse rapidement si ton anglais ne te permet pas de décrypter l’accent de terroir du monsieur.
Le contexte : imagine une ferme dans le sud des États-Unis dans laquelle vit une famille de trois personnes, le père, la mère et le fiston de 22 ans que personne n’a jamais vu avec une fille.
— Dis-donc, fils, tu veux faire plaisir à tes parents ?
— Mais bien sûr !
— Alors tu bouges ton cul, tu vas à la ville et tu reviens avec une fille à marier ! Compris ?
— Compris.
Le fils part à la ville et revient en compagnie d’une fille.
— Hey m’man, j’ai trouvé une fille à marier ! Il est où l’père ?
— Il est dans la cuisine.
— Hey, p’pa, j’ai trouvé une fille à marier !
— Mmmmh… et elle est où cette fille ?
— Elle attend sur le canapé.
Le père va voir la fille et revient en secouant la tête.
— Ha non, fils… ça va pas être possible. Cette fille est ta sœur et ta mère ne le sait pas.
Le fils retourne en ville, trouve une autre fille et rentre pour la présenter aux parents.
— Hey m’man, j’ai trouvé une autre fille à marier ! Il est où l’père ?
— Il est dans le jardin.
— Hey, p’pa, j’ai trouvé une autre fille à marier !
— Mmmmh… et elle est où cette fille ?
— Elle attend sur le canapé.
Le père va voir la fille et revient encore en secouant la tête.
— Ha non, fils… ça va toujours pas être possible. Cette fille est aussi ta sœur et ta mère ne le sait pas non plus.
Du temps passe puis la mère attrape son fils.
— Tu peux m’expliquer pourquoi tu n’as épousé aucune de ces filles ?
— Euh… C’est l’père… Il dit que ces filles sont mes sœurs et que tu ne le sais pas…
— Quoi !!!! Alors écoute-bien ce que je vais te dire : tu retournes à la ville et tu te maries avec la fille que tu veux parce qu’il n’est pas ton père et il ne le sait pas !
En anglais et avec la voix de Burnside, c’est évidemment beaucoup plus drôle comme tu peux le constater sur le lien plus haut (titre no 7).
Comme beaucoup de gens, j’ai découvert le blues à travers les reprises plus ou moins volées des groupes anglais et américains des années soixante et soixante-dix. Plus ou moins volées car si certains (les Rolling Stones, Eric Clapton, notamment) n’hésitaient pas à enregistrer avec les vieux bluesmen, d’autres avaient moins de scrupules à s’approprier des titres et des mélodies en les signant de leurs noms (coucou Led Zeppelin).
Le problème quand on met les oreilles dans cette musique c’est qu’on s’aperçoit assez vite qu’on n’en fera jamais le tour. Malgré sa réputation de musique simpliste voire simplette c’est en fait un univers d’une complexité extraordinaire. Et tant mieux. Des premiers blues vocaux de Bessie Smith ou Charley Patton aux expérimentations sonores des groupes d’aujourd’hui, le blues — qui n’a engendré rien moins que le jazz, le rock’n’roll, la soul et le funk — est plus qu’une musique. Plus qu’un état d’esprit. Plus que la trace personnelle que chacun ici-bas cherche à imprimer d’une façon ou d’une autre. Le blues va au-delà de tout ça car il est la persistance des vieilles lunes qui virent les hommes se répandre sur la Terre, à la suite de Lucy et de tous les autres.
Le blues a longtemps été considéré comme un simple mélange de chants africains, de chansons de cow-boys, de contines irlandaises et de certaines partitions en provenance d’Europe Centrale et qui pouvaient se jouer dans les demeures bourgeoises des planteurs du sud. Trop facile. Certes, les influences ci-dessus ont bel et bien participé à l’évolution de cette musique. Mais le cœur de son âme est en Afrique, au Mali plus précisément.
Mais c’est une histoire encore plus complexe et qui mérite un article à elle-seule. Plus tard.
Si j’étais africain, ou musicien, ou les deux, j’inscrirais sur tous les murs des conservatoires cette phrase :
L’homme est peut-être né au Tchad mais l’humanité est née au Mali, là où est née la musique.
Mais je ne suis ni africain, ni musicien. Et j’ai de moins en moins l’impression d’être un homme. Si un vilain crapaud me transformait soudain en chanteur de blues, je marcherais certainement dans les pas d’un Son House…
Il y a des jours où tu as l’impression d’être la poupée vaudou dans laquelle tout un chacun vient planter son aiguille avec plus ou moins de férocité ; chacun se la passant à tour de rôle au-dessus du grand feu sans remarquer que les flammes les plus hautes se plaisent à lui lécher les tempes ; chacun l’exhortant à chasser les démons qu’il pense être à sa poursuite, alors qu’un simple miroir l’aurait beaucoup mieux renseigné. Il y a des jours où il ne pleut que sur toi. Ces jours où tu sais que sur les cinq cent kilos de poissons servis à la cantine, la seule arête sera pour toi. Et que tu la sentiras te percer férocement, elle aussi, comme une aiguille. Ces jours où les feux ne passent jamais au rouge, où la boulangerie n’a plus de pains aux raisins, où le métro est tombé en panne à la station d’avant, où ton banc préféré est squatté par des buveurs de mauvaises bières. Ces jours où même les chiens te font la gueule.
Ces jours-là, je garde les écouteurs sur les oreilles et je les remplis du blues hilare des musiciens sus-cités qu’accompagnent les griotteries électriques de leurs cousins maliens.
Et il peut bien pleuvoir des arêtes dans la soupe de poisson. De la musique qui tient chaud. Qui t’élève de seulement quelques centimètres au-dessus du sol froid, suffisamment en tout cas pour que cette lévitation t’isole des perturbations citadines.
— Hey, m’sieur, c’est possible d’avoir une cigarette ?
— Ha non, fils… Ça va pas être possible…
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