Où est Charlie ?
Tu connais ce jeu qui a fait la fortune des opticiens : chercher un grand dadais à lunettes et pull rayé (genre « Grand Duduche » mais en brun) au milieu d’un foule immense et bigarrée ? J’y repense alors que, comme le souligne pertinemment Mademoiselle Catherine, il y a de fortes chances (ou de gros risques) que l’émotion suscitée par la tuerie dans les locaux de Charlie Hebdo ne retombe rapidement à un niveau d’indifférence à peine polie.
Qui pleure encore les victimes du World Trade Center, les passagers du DC10 abattu au-dessus du Ténéré, les moines de Tibhirine, les noyés de Phuket, les irradiés de Tchernobyl, de Three Mile Island et de Fukushima, les poilus de 1914, les tondues de 1945, les dissidents disparus, discrètement disséminés en Sibérie, etc ?
Certes, on ne peut pas passer son temps à pleurer les morts. Une vie n’y suffirait pas et elle n’est d’ailleurs pas faite pour ça. Mais il est vrai que les émotions collectives sont toujours aussi promptes à naître qu’à disparaître. Et la facilité qu’apporte les outils numériques dans le relais des informations n’aide pas à prendre le temps de se poser les bonnes questions. Combien de « Je suis Charlie » d’hier iront s’abonner au journal qui a décidé de continuer sa route ? Combien parmi les nombreux manifestants de demain lisaient ce journal régulièrement voire en avaient déjà ouvert un exemplaire ?
Je ne serais pas, demain dimanche, parmi la « manifestation républicaine » en tête de laquelle seront présents les principaux adversaires de la liberté d’expression en Europe : Valls, Merkel, Cameron… Quelle hypocrisie !
Aussi la question qui se pose est : « où est Charlie » en chacun de nous ? Qu’est-ce que cette tragédie si rapidement relayée, hashtaguée et t-shirtée (dès le lendemain, une boutique en ligne proposait des t-shirts floqués du slogan « Je suis Charlie »…) nous révèle de nos peurs, de nos angoisses, de notre suivisme, de notre colère, de notre cynisme ?
Il faut posséder un œil de lynx depuis vingt-cinq générations pour apercevoir « où est Charlie » dans les hommages appuyés — trop appuyés — qui inondent la presse. Il faudra regarder de près pour trouver « où est Charlie » dans les amas d’opacité juridique genre ACTA, CETA et autres TAFTA qui n’ont pas d’autre but que de restreindre la liberté d’expression (notamment sur Internet) empêchant les multinationales de commercer comme bon leur semble. Il faudra être observateur pour discerner « où est Charlie » dans les programmes électoraux qui se durcissent comme une bite de prélat devant une école maternelle. Il faudra plus que des lunettes à rayons X pour repérer « où est Charlie » dans les incivilités quotidiennes qui minent en profondeur la société. Il se pourrait même qu’il faille en appeler aux souvenirs pour voir « où est Charlie » dans les futurs numéros du journal…
Condamner la folie meurtrière des djihadistes de cacaïda et de la dèche, OK. Participer à une récupération politicienne, non. Définitivement non.
Si toi aussi tu es « ni Charlie, ni soumis », voici une collection d’articles hors solennité consensuelle :
- Je suis Catherine (Mademoiselle Catherine) ;
- Et maintenant alors ? On se dit au revoir ? (Titiou Lecoq pour Slate.fr) ;
- Des élèves s’interrogent, des profs racontent (Rue89) ;
- Prophète pouet pouet (Serge Coosemans) ;
- La folle journée de Mourad H. (Street Press) ;
- N’est pas Charlie qui veut (L’actualité) ;
- Je ne suis pas Charlie (Le blog a Lupus) ;
- Tout le monde nous regarde, on est devenu des symboles (Luz pour les Inrocks) ;