Lorsque je bute sur un paragraphe éminemment personnel et malgré que je ne le publierai pas puisqu’il n’a qu’un rôle catalytique, voire cathartique, j’ai deux façons de relancer la machine : aller faire un grand tour au dehors, respirer, m’imprégner de l’ambiance de la ville et profiter du soleil qui rend les touristes peu vêtues ; ou aller faire un grand tour sur le web pour y glaner des choses souvent inessentielles bien que parfois fortement perturbantes.
Je peux aussi cumuler les deux et décider de faire un grand tour dehors à la suite d’un grand tour de web, ou inversement, soit que mes yeux fatiguent à trop fixer l’écran — d’autant que j’ai cassé mes lunettes — soit que mes pieds rechignent à faire les kilomètres supplémentaires que je suis capable de leur infliger quand il me vient l’idée de rentrer par les ruelles plutôt que par les avenues en imaginant qu’il me sera plus aisé de trouver ainsi une photo sympa à faire.
(Pas de bol, cette fois je n’en ai pas trouvé…)
Dehors, à cette époque, et pas seulement parce qu’il fait beau et chaud, il ne se passe rien de si extraordinaire et qui mériterait que je te le conte en détail.
Paris joue les stations balnéaires tropicales.
Mais ici, les requins sont sur la terre ferme. Et ils sont bien plus gourmands qu’un troupeau de grands blancs qui inaugureraient un spot pour débutants en ne prélevant que les plus malhabiles, les plus dodus ou les moins chanceux des fols hydroplanchistes.
À Paris, il est préférable d’être parisien plutôt que touriste, notamment quand ton porte-monnaie se révèle aussi gras qu’un jambon-beurre ferroviaire soumis à une réduction du budget lipides et protéines incluant le remplacement du jambon par l’idée d’une possible tranche de quelque chose ayant vraisemblablement appartenu à un cochon mais qui n’aurait jamais gambadé ailleurs que dans l’esprit des responsables marketing de la SNCF. Les mêmes responsables qui, persuadés que le beurre est mauvais pour la santé, s’abstiennent d’en commander ailleurs que chez les marchands d’illusion et trouvent qu’il est important, pour la cohérence de leur projet gastronomique, de substituer au bon pain frais des boulangers, une paire de cartonnage en amidon de synthèse qui justifiera à la fois le prix exorbitant et l’absence totale de goût de leurs sandwiches, un peu comme si tu croquais dans une planche de polyuréthane en croyant te taper un surfeur…
J’avoue que lorsque, sur le web, j’ai lu le déraillement du Paris-Limoges en gare de Brétigny-sur-Orge, j’ai d’abord pensé que le train avait glissé sur une motte poitevine laissée là par quelques barateurs mécontents de l’inutilisation de leurs talents crémiers. Puis au vu de la gravité de l’accident, je me suis abstenu de rire quelques minutes jusqu’à ce que je tombe sur les premiers commentaires allumés d’un syndicat de police, connu pour n’avoir qu’un sens parcellaire de la démocratie et de l’État de droit, commentaires aussitôt relayés et amplifiés par la presse nationaliste et repris, avec un enthousiasme où l’on sentait poindre comme l’embryon d’une érection trop longtemps contenue, par certains élus de la droite extrême qui, au lieu de se torcher avec la dite presse, y reprennent trop souvent la matière de leurs déclarations.
Voilà donc que dans notre pauvre France toute islamisée de jeunes délinquants, un train ne peut plus dérailler tranquillement sans être aussitôt assailli par des hordes barbares et barbues qui te dépouillent des cadavres engoncés sous des tonnes de ferrailles en moins de temps qu’il n’en faut à un ministre socialiste pour mentir sur son compte en Suisse.
Je ne nie pas que quelques individus sans scrupules aient pu jouer les détrousseurs de cadavres : cela a toujours existé, tant sur les champs de bataille que sur les lieux de catastrophes, qu’elles soient naturelles ou non. Et les scènes de pillages qui accompagnent désormais quasiment toutes les manifestations d’envergure témoignent de la plausibilité de telles exactions.
Ce qui me gêne est que les déclarations relatant ces prétendus pillages ont comme points communs d’avoir été émises très rapidement après l’accident et en rivalisant de qualificatifs extrêmes, surjouant l’indignation, comme si dans cette information brutale — le déraillement d’un train de voyageurs et la mort de six d’entre eux — le fait le plus important était l’inadéquat prélèvement de quelques effets personnels et non ce que cet accident peut laisser augurer de précurseur étant donné la mauvaise qualité de l’entretien du matériel depuis la vraie-fausse privatisation de celui-ci en 1997. D’un autre côté, ne voir dans ce déraillement qu’une preuve supplémentaire de l’incapacité du secteur privé à conjuguer rentabilité et fonctionnalité pourrait être tout aussi stupide si chacun d’entre nous n’avait déjà eu à subir moult retards et force annulations, autant dus à l’état décrépi du matériel roulant qu’à l’état d’esprit du personnel roulé…
Souhaitons quand même que cet accident soit à mettre sur le compte de la fatalité et non qu’il s’inscrive comme le premier d’une série noire de défaillances matérielles.
Et puis si vraiment des hordes de jeunes se sont spécialisées aussi rapidement dans le dépouillement de tout ce qui déraille, alors la plupart des cons d’extrême-droite (j’aime les pléonasmes) n’auront bientôt plus de quoi s’acheter le moindre petit-suisse !
Plutôt que de débattre sereinement sur les conséquences des politiques tant sociales que financières qui se soldent par des désastres tant elles sont, l’une et l’autre, des échecs absolus, les frustrés du bon temps de la collaboration et du gaullisme rigide préfèrent ressortir leur vieux leurre anti-jeunes, cet EPO de tous les conservatismes ringards.
Et puisqu’on parle d’EPO, faisons un détour par le Tour.
Si je me fous désormais complètement de savoir quelle molécule remportera l’épreuve, j’aime toujours autant suivre cette course. J’essaie de suivre la plupart des épreuves de cyclisme sur route, mais plus particulièrement le Tour de France, le championnat du monde, Paris-Roubaix, Milan-San-Remo et les deux classiques belges du printemps, Gand-Wevelgem et la Flèche Wallonne. À travers ces compétitions, le cyclisme — que j’ai quelque peu pratiqué en amateur bourru dans mes années de jeune con vingtenaire — se montre dans toute son ineffable dualité : une énigme, tant sportive que sociologique, un truc de fou, mais de fou nietszchéen.
Imagine que tu dois combiner les efforts musculaires et respiratoires de la course à pied — en soi, déjà suffisamment éprouvante — en t’handicapant du poids d’une machine qu’une part de ton énergie de coureur doit accompagner, le temps de lui donner assez d’inertie pour, qu’à son tour, sa propre énergie te permette d’avancer, si tant est que tu auras gardé de quoi la relancer pour qu’elle-même te propulse, dans une grande et belle dynamique mutuelle, aux confins du surréalisme — est-ce vraiment un hasard si ce sport est surtout répandu en Bretagne ? — et du romantisme suicidaire d’un Goethe halluciné !
À voir comme une allégorie sur la place de l’Homme au milieu de machines qu’il a conçues pour l’aider et qui, peu à peu, le supplantent.
Mon premier souvenir du Tour remonte aux début des années soixante et porte le nom de Felice Gimondi, vainqueur en 1965. Pourquoi lui et pas Anquetil ou Poulidor, les frères ennemis français de l’époque ? Mystère… Toujours est-il que, depuis mes montées de cols imaginaires sur le vélo heureusement bien fixé du manège, je me suis toujours intéressé à cette compétition nonobstant les délires pharmaceutiques dont elle est coutumière, encore aujourd’hui. Et à vrai dire, je serais assez partisan d’un dopage médicalement encadré qui éviterait potentiellement les morts prématurées, comme celles de Laurent Fignon ou de Marco Pantani, plutôt que l’actuelle pseudo-lutte qui s’avère aussi inefficace qu’elle est hypocrite. Une des équipes de ce Tour est d’ailleurs sponsorisée par un important laboratoire pharmaceutique… En voilà une qui a déjà remporté le maillot jaune du cynisme avant même d’avoir parcouru la moindre étape !
Le dopage, s’il peut améliorer provisoirement certaines performances physiques, n’a pas beaucoup d’incidence sur l’intelligence de course, la prise de décision ou la gestion d’un parcours. S’il suffisait de se transfuser quelques saloperies pour être le roi de la petite reine, ils seraient quelques centaines à gagner systématiquement toutes les courses ! Or… il n’y a qu’un seul vainqueur. Qu’on me comprenne bien : je ne fais ni l’apologie du dopage ni celui de la compétition (encore moins de l’actuelle compétition malsaine que se livrent les laboratoires) mais je trouve que le cyclisme est un bouc émissaire un peu facile — un peu docile, aussi — comparé au football, au tennis ou à la formule 1, sans parler du golf, de la voile ou de n’importe quelle élection pour laquelle la plupart des crétins en campagne sont gavés de cocaïne et d’amphétamines en tout genre… Moi-même, au moment où j’écris ceci, je suis gavé de caféine à en faire pâlir le PIB colombien !
Dans le sport, entre dopage et diététique, la frontière n’est souvent qu’un texte de loi. Comme dans la vie de tout un chacun en ce qui concerne la classification des drogues, cette frontière ne sépare que le légal de l’illégal et ne garantit en rien ni l’intégrité physique des coureurs qui ne la franchirait pas ni même le remplissage de leur armoires à trophées pour ceux qui auront fait le pas.
Hormis l’aspect purement sportif, lequel est bien sûr altéré par l’inégalité des traitements et des dosages, le grand intérêt des courses cyclistes, lorsqu’elles sont correctement filmées, est la découverte de paysages souvent magnifiques, théâtres involontaires de dramaturgies cornéliennes (je roule avec les échappés ou j’attends mon leader ?), shakespeariennes (je renonce à la victoire d’étape pour attendre mon leader), vaudevillesques (je n’ai pas vu que mon leader avait crevé alors j’ai attaqué), ou brechtiennes (on attendait une grande offensive des leaders et on se retrouve avec une arrivée au sprint), dramaturgies toujours spectaculaires.
Et puisqu’on parle de dramaturgie, on peut évoquer l’étrange affaire de ce norvégien installé en France et soupçonné de préparation d’acte terroriste d’envergure.
Là aussi (résumé de l’affaire, si tu ne l’as pas suivie), le choix éditorial de la plupart des journaux prête à sourire puisque tous ont fait des titres où se côtoient les termes néo-nazi et black metal — genre musical anecdotique mais impressionnant par sa capacité à hurler dans les graves — sous prétexte que le bonhomme est une figure de ces deux univers.
S’il est exact que ce pauvre type professait des idées pro-aryennes, jamais il n’en fit étalage dans sa musique. Par contre, et alors qu’il était également (et surtout) un fondu de mythologies nordiques et de leur paganisme et qui plus est, un grand lecteur de Tolkien — fabricant d’Univers depuis 1910, gros, demi-gros, détail — personne n’a (et heureusement) fait d’amalgame stupide entre « Mein Kampf » et « La Terre du Milieu » !
Tu imagines le bordel chez les fans de fantasy si un journal avait titré : « Ben Laden le Hobbit ! » Voire un truc à la Bradbury : « Un type a lu un livre et devient terroriste : supprimons les livres ! »
Dans cette histoire, comme le furent les jeunes de Brétigny et les affaires de dopage, le black metal a joué son rôle de leurre pour donner à l’horreur une image d’évidence en associant et mélangeant arbitrairement les peurs, comme on additionnerait des choux et des capotes, ce qui permet d’évacuer le fait que les dangers sont bien souvent plus proches de nous qu’on le croit ou qu’on le souhaiterait.
Face à un bouleversement d’ampleur, la première réaction de protection d’une société est malheureusement de s’accrocher aux pseudos branches d’une normalité partagée en recherchant, parmi les fantasmes et les peurs qui sont les enfants de la bêtise et de l’ignorance, le bouc émissaire idéal qui permettra de ne pas remettre en cause et son monde et son mode de fonctionnement, en oubliant que le ver est toujours dans le fruit.
À ce sujet, tu pourras, si tu as encore le temps, lire l’article de Slate.fr traitant de la polémique née de la Une du magazine Rolling Stone et de son portrait, jugé trop glamour, de l’un des poseurs de bombes de Boston.
De quoi pourrais-je encore te parler pour faire que le temps passé à écrire m’apparaisse comme un temps judicieusement utilisé ?
Je crois que quelque chose s’est définitivement cassé en moi qui fait que je reste bloqué sur des alternatives parmi lesquelles je ne sais plus choisir, ce qui, auparavant, faisait, sinon mon charme, au moins ma force. Un problème ? Hop, une solution et on passait à autre chose, quitte à ce que la solution ne réglasse que provisoirement le problème. Ça n’impliquait que de choisir une autre solution au moment opportun mais ça ne bloquait rien.
Aujourd’hui je me sens à peu près aussi dynamique et capable de choisir une voie qu’un caillou dans la semelle d’un paraplégique n’est capable de choisir entre le droit chemin et le chemin le plus court… Il semblerait qu’une éclisse un rien vagabonde soit venue perturber mon habituel chemin de faire…
Je me découvre plein de nouveaux défauts. Je vois resurgir d’anciens tics que je croyais périmés et constate la présence de tares, tard le soir. Je me demande jusqu’où je devrais descendre pour commencer à trouver du vice ?
La question est : descendre a-t-il détruit de l’intérieur tout ce qui me caractérisait ou bien n’a-t-il détruit que la façade révélant le rien qu’elle s’efforçait de cacher ?
Le nouveau design de ce site (oui, il y a un nouveau design en préparation pour ce site) reflète un peu ce qui me traverse l’esprit en ce moment : des mots, encore des mots, beaucoup de mots et rien d’autre…
Au moment de faire un choix, à l’heure de décider d’une alternative, il est parfois vital qu’un leurre, de qualité plus ou moins contestable, se mette en place. Soit pour empêcher une indécision de se transformer en paralysie, soit plus simplement et plus couramment, pour assumer froidement son manque de courage.
Faire des articles de plus en plus longs et de moins en moins intéressants est un peu mon leurre à moi… Ne t’y laisse pas prendre !
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