Près de la fontaine, dans le jardin du vent

C’est une rue par laquelle je passe souvent. Elle part de là et va jusque là-bas mais je ne la traverse qu’ici. Ici précisément, car c’est exactement là que se trouve l’entrée du square. Ce n’est pas le plus beau square de Paris mais il est peu fréquenté et c’est en grande partie pour ça que j’y viens.

De la rue, depuis le trottoir d’en face, tu pourrais même ne pas remarquer sa présence tant les cimes de ses arbrisseaux dépassent à peine du vieux mur de pierres érodées. Seul le chant des nombreux oiseaux, en ce printemps pour eux nuptial, peut t’amener à supposer l’existence d’un espace vert par-delà la rougeoyance des briques soutenant les meulières.

Sa topologie en demi-quart de cercle, évasé à la pointe, ne laisse guère de place aux longues promenades. Un court chemin de sable gris le traverse de biais sous la surveillance bonhomme d’un lampadaire guingois et d’un banc simplissime. Face au banc est une petite fontaine obsolète et tarie mais qui devait, au temps de ses jeunes jets joyeux, rafraîchir des minois poudrés et emperruqués, encore tout empourprés par l’extra-conjugalité renouvelée dont le tapis de mousse, derrière la minuscule haie de bruyère, conserve des souvenirs concaves.

Quand je peux, je préfère y venir le matin, une heure ou deux après le lever du soleil. Le banc y est encore libre et ma présence ne dérange plus les bêtes qui ont largement eu le temps de s’éveiller puis de vaquer à leurs occupations de bêtes.

Ce merle, par exemple, qui semble fasciné par la fontaine. Il y fait de fréquents aller et retour, tantôt à sa base, tantôt à son faîte. Il s’y promène le temps de quelques enjambées de merle puis s’envole et se perche sur le frêle hêtre roux derrière le lampadaire. Il sifflote quelques trilles en penchant sa tête d’un côté puis de l’autre. Puis il revient à la fontaine. La scrute. Semble l’interroger. Paraît écouter ses réponses. Et retourne les siffloter sur sa branche.

Le matin, le banc est encore sous l’ombre protectrice d’un vieil arbre fatigué dont je ne saurai te dire le nom. J’aime les arbres mais je suis incapable, quand je les croise, de te citer avec certitude plus de quatre ou cinq espèces. Il me suffit de savoir que c’est un arbre.

L’arbre lui-même sait-il le nom par lequel on le désigne ? S’enquiert-il du patronyme de ces amoureux annonçant leur idylle en gravant son écorce ? S’inquiète-t’il du sobriquet du bûcheron jovial qui le mettra à terre ? Je crois que les arbres ont des choses plus importantes à faire.

Dans ce square, je viens pour écrire. Je relis, je corrige, je transforme, je conserve, je prépare. Ce ne sont certes pas les squares qui manquent à Paris mais tous n’ont pas le charme nonchalant de ce petit jardin. J’aime me poser ici. J’y ai mes repères et mon dos, pourtant laboratoire de toutes les scolioses, s’est déjà accoutumé à l’arrondi particulier de son banc.

Comme tu t’en souviens, j’aime flâner les mains dans les poches car c’est ainsi que me viennent les idées. Et comme je ne prends aucune note, j’ai parfois besoin de me poser et de rédiger là, maintenant, tout de suite, ce qui vient comme ça vient ! Ce square, c’est un peu l’hôtel de passe de mes textes.

J’ai l’impression, ici, que mes phrases respirent mieux. Les mots se parent de syllabes complémentaires et testent des adverbes éphémères : d’abord un premier jet, brut, sauvage, illettré et parfois dyslexique. Puis je laisse faire le vent qui dépose à son gré un vocable, une rime, une locution, un calembour… J’écarte alors tel adjectif ou tel nom qui semble ne pas convenir à l’idée que je souhaite exprimer. Satisfait de mes propres trouvailles, je rédige alors un texte que je veux définitif mais bien souvent, du fond de l’air frais du matin, arrivent d’autres mots, d’autres phrases qui rehaussent et enluminent mes pauvres expressions.

Le vent sait mieux que moi quel vide convient à mon néant.

Cependant, dans ce square, le banc n’est pas toujours libre. Dans ces moments-là, je rêve d’une loi stipulant :

Quiconque a besoin du banc de ce square pour y coucher une phrase, telle que définie à l’alinéa 42 de la loi L-6969 de 22h43, est autorisé à faire usage de ses super-pouvoirs afin de faire disparaître l’importun à condition :
1. de respecter le Code de l’Environnement en ne laissant pas traîner d’éventuels déchets ou résidus ;
2. de tenir à jour une main-courante avec nom, prénom et heure du décès de l’importun afin que les services sociaux puissent disposer de son logement désormais vacant.

Mais peut-on vraiment compter sur nos législateurs ?

Alors, je bougonne et je fais demi-tour non sans avoir au préalable adressé un salut télépathique plein de sous-entendus à l’arbre derrière le banc en espérant qu’il saura, lui, me débarrasser du quidam… Mais je n’entends jamais le son étouffé que produirait son crâne explosé par une branche.

Ce matin, le banc est libre. Je souris à cet environnement désormais familier. Je sors l’ordinateur et me demande, perplexe, si je n’aurais pas oublié de le recharger… Et merde ! Ce n’est pas encore aujourd’hui que tu auras quelque chose à lire.

liens vers l'article suivant ou l'article précédent
texte précédenttexte suivant

retour haut de page