Les buveuses d’absolu

Tu sais que j’aime et entretiens au-delà du raisonnable une addiction aux titres farfelus. Farfelus, abscons, litigieux, outranciers, naïfs, longs, exécrables, anecdotiques, inadéquats… Tout ça, je peux faire. Mais j’évite autant que possible les titres pédants et sentencieux. Aussi, quand ce texte a demandé à s’appeler « Importance des éclats mémoriels dans la persistance artistique », j’ai poussé un long soupir de fatigue, j’ai éteint l’ordinateur et je suis allé prendre l’air sur les bords de la Marne.

Car même s’il s’agissait de cela — et je te laisse en juger — il serait ballot de tuer le suspense dès le titre. Tu imagines une auteure de polar intitulant son ouvrage : « Le coupable c’est Raymond. Il est démasqué à la page 99, paragraphe 3 » ? Qui perdrait du temps pour lire les pages précédentes et suivantes ? L’éditeur ne se priverait d’ailleurs pas pour n’imprimer que cette page-là sans pour autant diminuer le prix du livre. Un titre doit rester raisonnablement attractif sans être totalement explicatif. Il doit garder sa part d’ombre, réclamer son libre-arbitre, faire jouer sa folie contre l’ordonnancement trop prévisible des rotatives à pognon !

D’autant que le vrai sujet de ce texte est : qu’est-ce qui fait que deux images se superposent à cent cinquante ans d’écart et racontent la même histoire ?

Parfois, tu regardes une image et c’est une autre qui te saute aux yeux. Elles se ressemblent sans être identiques. Elles peuvent même sembler très éloignées au premier abord. Leurs éventuelles similitudes graphiques ne sont que la partie émergée de cette association. Les mécanismes sous-jacents sont complexes et mal connus. Mal connus de moi, en tout cas. D’où la réécriture toujours en cours d’un ouvrage provisoirement intitulé « Réflexions sur l’écriture », censé m’expliquer ces interactions. Oui, je m’explique des choses à moi-même avant de te les présenter pré-mâchées pour un meilleur transit. Et ces choses partent d’une intuition aussi lumineuse qu’un morceau de charbon consumé dans le foyer éteint d’un poële à bois d’ébène. Mais ce n’est pas le sujet.

Le sujet, c’est cette (jolie) photo prise par Claire et postée sur son Instagram®. Car avant même d’avoir complètement regardé cette photo, c’est ce fameux tableau d’Edgar Degas qui s’y est superposé.

côte à côte, le tableau "Dans un café" de Degas (visible au Musée d'Orsay) et la photographie de Claire qui y ressemble étrangement.
Au cas où, comme moi, tu aurais hésité, je précise que la buveuse de Degas (domaine public, visible au Musée d’Orsay) se trouve sur la gauche.

Côté similitudes graphiques, il y a l’angle de prise de vue qui crée la même perspective. Il y a la couleur des tables et des banquettes, des chevelures aussi. Il y a l’alignement de miroirs derrière les banquettes, les verres sur la table. L’un est encore plein, les autres déjà vides. Je te laisse calculer le nombre de verres qu’il est possible de boire en un siècle et demi. Il y a surtout ces deux femmes au centre de l’image. Ces deux regards de femmes qui se répondent au-delà des œuvres et du temps. Ces regards qui ne regardent rien ni personne. D’ailleurs, dans l’un et l’autre cas, il n’y a personne d’autre que ces femmes. Le personnage masculin du tableau de Degas est déjà en partance, en partie hors-cadre. Il n’est qu’un bout du décor comme le bout de journal au premier plan.

N’y a-t-il que du hasard dans ces similitudes ? Ce serait une explication parfaitement plausible. Ce pourrait même être la seule possible.

Mais.

Tu me connais. Tu sais que j’accorde au hasard une place de choix dans nos prises de décisions. Attention : je ne prétends pas que le hasard est doué d’une volonté et d’un plan stratégique censé nous faciliter ou nous compliquer l’existence. Je dis que le hasard est un simple enchaînement de circonstances. Certaines s’entrelacent aimablement formant d’harmonieuses perspectives dont on s’approprie sans honte la paternité ; d’autres se chamaillent ou s’ignorent et nous les rejetons alors sur le dos de la poisse, de la malchance ou de la fatalité. Peu importe. Le hasard est ce qui fait que ces circonstances ne sont pas des actes isolés. Y compris à cent cinquante ans d’écart.

Le tableau en son temps, comme la photo aujourd’hui, est d’abord un média parcellaire. Avant même toute expression artistique, l’image est une information incomplète et biaisée. Incomplète parce que cadrée par les limites de son support. Biaisée par ce qui ne rentre pas dans ce cadre. Bien qu’incomplète et biaisée, cette information véhicule un message. Et si cette toile s’est superposée à cette photo, c’est parce qu’elles sont porteuses du même message. Ou, plus exactement, en mémorisant autrefois ce tableau, j’ai intrinsèquement mémorisé la part de message qu’il contient. Et c’est tout naturellement que je l’associe à toute autre image porteuse d’une part complémentaire du même message. Ce qui permet d’imaginer que les images (et plus largement les idées) ont leur propre système de messagerie, peu importe la teneur des messages respectifs que le peintre et la photographe voulaient y insérer. Une forme de puzzle dont les pièces se juxtaposeraient par le fond plutôt que par la forme sans que ni l’une, ni l’autre ne soient totalement indépendantes. Complexe, n’est-il pas ? D’où la difficulté de réécriture de l’ouvrage mentionné plus haut.

Et dans ce cas précis, quel est le message ? Simple. Voire simpliste. En général, les messages véhiculés par les images sont relativement simples. On aime y voir de la complexité car celle-ci est plus valorisante, intellectuellement. Or la complexité est souvent le fruit d’une juxtaposition d’incompréhensions plutôt que l’association directe de deux ou trois idées simples. Platon avait raison : il faut se méfier des images. Mais l’image qu’il choisit et sa formulation alambiquée a rendu son discours difficile à entendre.

Le message de « la buveuse » d’Edgar, validé par celle de Claire, est un rappel : ici, là-bas, ailleurs, maintenant, auparavant et certainement plus tard, en dépit de n’importe quel confort technologique, en son absence aussi, l’être humain est et restera cet animal fragile et nu qui n’a pour alter ego que sa propre solitude. Après, voir cette solitude comme profondément négative ou, au contraire, comme intégralement fondatrice, est une question de point de vue et d’ambition. Mais souviens-toi que même l’univers est seul au monde…

Ici, je te dois une petite confession brute. C’est contraire à mes habitudes d’écriture mais nécessaire à la compréhension de ce texte. Et puis je compte sur toi pour ne rien répéter à personne.

J’ai passé beaucoup de temps à lire avant de me rendre compte que ces lectures m’empêchaient d’écrire. Pas techniquement, bien sûr. Un papier, un crayon, un alignement de mots… Facile. Trop facile. L’écriture est plus sensible et plus orgueilleuse que ce simple processus. Il faut lire, évidemment. Notamment ce que j’écris. Mais la lecture doit être considérée comme une passerelle vers l’écriture. Une passerelle, pas un pont. Si cette passerelle est un pont de béton, c’est qu’il n’y a rien à écrire. Juste à respecter le STOP au bout du pont. Tourner à droite ou à gauche sur une route sans surprise car sans obstacle et sans virage. Mais si cette passerelle est une construction fragile, mal ficelée et maladroitement ancrée dans la roche tendre de tes souvenirs épars, alors il faut la traverser sous la pluie. Malgré la difficulté et le risque de chute, il faut faire durer le plus longtemps possible cette traversée. Une fois la passerelle franchie, il ne faut pas se retourner. De toute façon, la passerelle aura disparu. Lorsque je me suis retourné — je me parle mais je ne m’écoute pas ! — j’ai vu disparaître la passerelle et c’est à ce moment que l’intuition est arrivée. Rien de mystique, rassure-toi. Une intuition n’arrive pas comme un archange avec un drap sur le torse et des ailes d’albatros sur un corps de moineau. Elle est plutôt du genre courant d’air. Discrète. Éphémère. Lumineuse. Et terriblement addictive !

Je lisais beaucoup, j’ai quasiment arrêté. J’ai en tout cas cessé de m’intéresser abondamment à ce qu’écrivent les autres. Dans un moment de colère qui a duré quelques années, j’ai arrêté d’écrire. Je suppose que l’intuition avait besoin de place pour répandre peu à peu son delirium dans mon pauvre crâne d’alors si peu fait pour réfléchir. Je me suis remis à écrire pour des raisons qui n’ont apparemment rien à voir avec l’intuition mais en suis-je vraiment sûr ?

Fin de la confession brute. Je ne suis pas là pour te raconter ma vie de A à B !

Cette photo prise par Claire (qui est aussi graphiste), si semblable à ce tableau de Degas (qui fut aussi un photographe enthousiaste), est en quelque sorte la confirmation de cette intuition dont je t’épargne provisoirement les détails puisque — troisième fois que je le mentionne, il va vraiment falloir que je le termine — j’ai un ouvrage en cours qui ne parle que de ça. Mais pour ne pas te laisser sur une forme de frustration que tu pourrais par ailleurs facilement endiguer en arpentant ta propre passerelle, sache que cette intuition m’oblige à repenser l’origine et la transmission des idées. Et à déclarer que l’art — cet instinct de la condition humaine — subsistera quoi qu’il arrive. Tant qu’il y aura des générations d’êtres humains, l’art se transmettra. Le temps et l’espace sont des notions bien trop rabougries pour imaginer l’art comme une persistance. Dans un futur siècle et demi, ce sera peut-être un hologramme quantique qui prendra la relève de Claire prenant la relève d’Edgar…

Alors, dessin, photographie, écriture, peu importe. Les mêmes mots, écrits différemment, et les mêmes images, autrement mises en scène, continueront de tresser leurs transes contrastées le long des territoires fébriles des sensibilités en équilibre sur un ego tranchant. Peu importe l’outil qui rassemblera ces éclats mémoriels. On réécrira La Joconde comme on redessinera L’Iliade ou L’Odyssée.

Ces deux « buveuses » sont la preuve que si nous progressons, nous n’avançons pas. Nous complexifions pour échapper au doute et la simplicité nous rattrape, inexorablement. Nous ne regardons rien ni personne. Nous reprenons un verre, peut-être deux et nous traversons le grand pont de béton en fermant les yeux cependant que dansent les passerelles.

Complexe, n’est -il pas ?

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