La face cachée des abricots

(fable d’anniversaire)

Ce texte est né de l’imagination de Clémence. Je ne me souviens plus du contexte (c’était il y a plusieurs mois), mais je l’ai distinctement entendu prononcer cette phrase : …la face cachée des abricots…. Lui faisant remarquer que cela ferait un joli titre, elle me mit au défi d’écrire l’histoire correspondante.

Cette histoire la voici, offerte à Clémence pour son anniversaire.

rébus bon anniversaire

***

La face cachée des abricots

En apparence, l’abricot est un fruit tout à fait normal. Il pousse sur un bel arbre qui sert de refuge aux marins — d’où son nom d’abricotier — dès lors que celui-ci (l’arbre, pas le marin) a échappé au gel.

De base, l’abricot fait partie de la famille des prunes. C’est un fruit d’une forme plus que classique : un globe plus ou moins régulier composé d’une peau plus ou moins épaisse protégeant une chair molle qui se développe autour d’un noyau dur comme le ferait n’importe quelle planète au sein de n’importe quel système solaire.

Mais des prunes, il en existe des centaines, de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Aussi, comment se différencier ? Se différencier sans se désolidariser non plus du vaste genre prunus, ne serait-ce que par accointances avec la gentille mirabelle dont le nom original, « mirebel », signifie « regarde ce qui est beau » ?

De son terroir ancestral, les grandes plaines du centre de la Chine, l’abricot a conservé un goût pour la dualité, pour le yin et le yang. Ce qui explique qu’il exhibe volontiers une face colorée, joviale et appétissante, et qu’il dissimule à l’excès une face cachée, discrète mais extravagante.

La face colorée de l’abricot est bien connue puisqu’elle se décline en gourmandises cuites ou crues : fruit de table, confiture, gelée, garniture pour tarte et clafoutis, aliment diététique une fois séché, touche sucrée pour plat salé, sa bonhommie orangée en a fait un compagnon fiable, l’hôte apprécié de nos appétences gastronomiques.

Parallèlement — bien que, par définition, toute structure ronde et a fortiori sphérique ne peut, d’un point de vue strictement géométrique, engendrer de lignes parallèles — OK, je retire « parallèlement » et je le remplace par « concomitamment » qui est un adverbe tout aussi élégant mais beaucoup moins usité.

Concomitamment, donc, à sa face colorée, souvent parsemée de grains de beauté et de tâches de rousseur, l’abricot possède une face cachée d’une richesse insoupçonnée.

Au passage, tu te demanderas certainement pourquoi être allé chercher un adverbe comme « concomitamment », dont il faut systématiquement vérifier l’orthographe, alors que « simultanément » pouvait fort bien faire l’affaire. Tout simplement parce que « simultanément » et « concomitamment » ne sont pas sur la même échelle de temps. Pour que deux évènements s’observent simultanément, il faut qu’ils aient absolument lieu en même temps. Sans aucune fraction de seconde de décalage. Deux évènements se produisant simultanément peuvent être liés ou indépendants, cela n’a pas d’importance. En revanche, pour avoir lieu concomitamment ces deux évènements doivent non seulement être distants de quelques fractions de temps mais il faut surtout que l’un soit la conséquence directe de l’autre.

Par exemple.

— T’écris quoi ?
— Un p’tit texte pour l’anniversaire d’une amie.
— T’as pas l’air inspiré…
— Tu plaisantes ! J’ai déjà écrit… euh, attends, je compte… une, deux, trois, trois et demi, quatre, oui, c’est ça, quatre lignes presque complètement !
— Ça fait deux heures qu’tes là…
— Ben t’arrêtes pas de m’faire goûter ta gnôle, là…
— Et tu peux pas boire et écrire simultanément ? Boloss…
— Simultanément non. Mais concomitamment, oui.
— Tu devrais aller prendre un peu l’air…
— J’t’explique…
— Pas l’temps, j’ai un métier.
— Bah justement.
— … ?
— De ton point de vue, tu peux simultanément me servir à boire et écouter mes balivernes. Pour toi, ce sont deux choses distinctes qui se produisent au même moment. Mais de mon côté, si je te raconte ces billevesées, c’est concomitamment à cause que tu m’sers à boire !
— … ?
— C’est pourtant clair…
— Pas aussi clair que cette fine. Goûte-moi ça…
— C’est de l’abricot ?
— Y’en a.
— Ce p’tit goût d’amande amère…
— C’est de l’artisanal.
— Ça s’sent… T’as d’abord le degré d’alcool qui t’arrache simultanément la langue et le palais puis, concomitamment, le velouté de l’amande qui vient adoucir tout ça.
— …
— Bah quoi ?
— On ferme !

Par définition, la face cachée de l’abricot ne se voit pas. Elle reste invisible à l’œil. Mais une observation attentive de la marche du monde permet d’en extrapoler les contours et de se rendre compte de l’influence considérable de cette face cachée sur la culture occidentale, ce château de cartes en équilibre instable car majoritairement construit autour de deux notions à la fois ambiguës et contradictoires : le bien (destination inatteignable) et le mal (origine ineffaçable).

Car.

L’abricot est un fruit dont la forme, la chair, la douceur, l’acidité, la couleur, le soyeux, la malléabilité et la facilité à se fendre en ont fait le symbole de la sensualité. Il lui a donc fallu recourir à de multiples ruses pour traverser les siècles sans être victime de censure, de procès, d’exil voire d’éradication. Et notamment se cacher. Symboliquement, bien sûr. Et quelle meilleure cachette qu’être à la vue de toutes et tous mais sous un habit d’emprunt ? Surtout si cet habit est à la fois sobre et répandu.

Ainsi, à chaque fois que tu croises une pomme dans un récit ancien ou dans une œuvre d’art, il y a à peu près neuf chances sur huit pour qu’il s’agisse d’un abricot déguisé.

La preuve par trois.

Premier exemple : la pomme la plus célèbre de la littérature mondiale. La fameuse pomme du jardin d’Éden qu’une Ève serpentarde aurait tendue à son compagnon. Cette pomme était à n’en pas douter un abricot. Mais l’église chrétienne est à la fois pudibonde et hypocrite. Et l’image d’une fille offrant délibérément son abricot au premier venu ne faisait pas que des heureux. Cela pouvait nuire aux différentes formes de chasteté et de fidélité qu’elle peinait à faire adopter à des tribus païennes qui ne quittaient le stupre que pour mieux succomber à la luxure. Sans compter qu’il fallait définitivement asseoir cette histoire de patriarcat, système dans lequel un homme, un vrai, se sert sans attendre une offrande. Petite précision : avant d’avoir recours à la pomme, d’autres déguisements fruitiers furent tentés. Et même quelques panoplies légumières : tomate, aubergine, poivron, artichaut… La pomme finit par faire l’unanimité pour la simple raison qu’elle était plus simple à dessiner. Une légende invérifiable prétend que les fruits et légumes non retenus furent expédiés à un cuisinier napolitain…

Deuxième exemple : celle que reçut sur la tête le mathématicien Isaac Newton pendant sa sieste sous un arbre et qui lui fit énoncer les lois de la gravitation universelle. Abricot, là encore. Très certainement au pluriel. Ces abricots parfaitement mûrs auraient pu permettre à Isaac de découvrir les lois purificatrices des crèmes de jour à la pulpe de fruit. Mais, après s’être essuyé le visage en pestant comme un marin attendant le dégel, son esprit scientifique reprit le dessus tandis qu’il jouait à lancer les noyaux d’abricot de plus en plus haut, en calculant à chaque fois le temps qu’ils mettaient à retomber. Va faire ça avec des pépins de pomme ! En bon scientifique, il refit l’expérience plusieurs fois avec plusieurs noyaux simultanément. Ce qui l’amena, concomitamment, à perfectionner l’antique jeu d’osselets puis, beaucoup plus tard, à fortement inspirer le génie sophistiqué du regretté Marcel Gotlib.

Troisième exemple : Guillaume Tell. La légende veut que ce brave Guillaume ait été condamné à tirer un carreau d’arbalète pour atteindre une pomme placée sur la tête de son fils. Happy end : Guillaume transperce la pomme et tue ensuite le sale type qui l’avait condamné. La Suisse s’est enfin trouvée un héros plus présentable qu’un ignoble banquier ventru, riche de la misère humaine qu’il entretient à grandes lampées de cachotteries fiscales. Comme toutes les légendes, l’histoire de Guillaume Tell est une histoire bricolée après coup pour plaire au plus grand nombre. La fameuse pomme était, tu le sais déjà, un abricot frais cueilli. Ce qui rendait le tir beaucoup plus difficile. Et ce pauvre Guillaume n’était pas un archer d’élite. Il était de plus excessivement myope et dut s’employer à de multiples reprises. Heureusement, il avait plusieurs fils… À noter qu’aujourd’hui, en Suisse, le canton du Valais est la terre d’élection pour la culture de l’abricot et la distillation de la fameuse Abricotine.

Pour finir.

De même que les fameux « Trois Mousquetaires » étaient en réalité quatre comme les cinq doigts de la main après que celle-ci eut perdu ou son index ou son auriculaire, ces trois preuves s’accompagnent d’une quatrième.

Une histoire moins connue bien que plus rocambolesque. Une femme ivre de jalousie qui offre un fruit empoisonné à la jeune fille qu’elle soupçonne être plus jolie qu’elle. Cette dernière en tombera gravement malade, sombrant dans une étrange léthargie… Tu veux les détails ?

Silence… Moteur… Abricot ! Euh, non… Action !

*

Paris, 9e arrondissement. C’est l’hiver. Il neige sur la place Blanche. Demain, des flopées de gamins hilares dévaleront les pentes de Montmartre sur des luges improvisées. Pour l’heure, une jeune fille marche avec difficulté. Il est presque minuit. Elle vient de perdre une chaussure dans une soirée fétichiste et a toutes les peines du monde à garder son équilibre sur les flocons que le froid transforme en patinoire.

Elle est déjà tombée plusieurs fois et son bel habit de fête, trempé et déchiré, ressemble maille pour maille à la serpillière dont elle se sert tous les jours pour nettoyer les déjections des sept petits chiens dont elle a la garde. Un travail colossal, sans cesse renouvelé, exécuté dans des conditions misérables sous le joug inflexible d’une famille d’adoption à laquelle elle a pu échapper quelques heures. Elle doit absolument rentrer avant minuit, heure à laquelle seront livrés quatre-vingt-quatorze autres petits chiens.

Flash back.

La rumeur d’une fête clandestine circule depuis plusieurs jours. Elle cherche un stratagème pour se libérer. Délivrée, de ses tâches nocturnes contre la promesse de rentrer tôt, elle se rend rue Ballou. L’immeuble où a lieu le bal abrite un ancien magasin de magie — «  À l’Envol des Morts  » — ainsi qu’un salon de toilettage pour chiens dans la vitrine duquel un gentil griffon dort.

À chaque appui sur l’une de ses touches, l’interphone émet une sorte de petite sirène. Elle se présente mais la réponse tarde. Enfin, la porte s’ouvre. La fête est au dernier étage. Elle est reçue par un grand gaillard peu dynamique. Elle pense aussitôt : « Mais qui est ce grand mou face à moi ? »

— Bonsoir. Je suis Bernard. Soyez la bienvenue.

L’agencement de la pièce est succinct et sa décoration mélange les styles. Les murs sont de couleurs vives et supportent des affiches de spectacles enfantins. Le plafond est décoré de nuages, comme de la ouate dessinée. Rangées comme une armée de plomb, il y a de grandes chaises en T autour de petits bancs bi en K. Une musique d’ambiance fait chalouper son swing et donne à chacune et chacun l’envie de devenir un chat pour danser sur le toit de zinc et goûter aux délices de la nuit parisienne. Un buffet à base de ratatouille et de lapin blanc est gracieusement offert. La foule qui s’y précipite arbore des déguisements assez peu en rapport avec le thème de la soirée dont le pitch disait : « Miroir, mon beau miroir, quelle est ta face cachée ? »

Des fées, des pirates, des ours, des princesses, des bestioles à poils, à plumes, à écailles, toute une fantasia de costumes et de masques de location parmi lesquels ses vêtements rapiécés font figure d’œuvre d’art. À tel point que des paris s’engagent entre certains invités pour déterminer le chanceux qui récupérera une partie de cet accoutrement.

Au début, elle ne prête pas attention à tous ces compliments, toutes ces exclamations, les mettant sur le compte d’un alcool qu’elle n’a pas encore eu l’occasion de goûter. Mais peu à peu, les sourires se transforment en injonctions à toucher, à tâter, à sentir, à prélever des morceaux plus ou moins grands de son habit. Observant la scène du coin de son œil noir, une vieille femme s’irrite de cette attention dont elle n’est plus l’objet. Elle s’approche de la jeune fille. La trouvant pâle, elle lui conseille un jus de sa fabrication.

— Goûtez-moi ça, lui dit-elle.
— Merci, c’est gentil.
— Allez, encore un peu… Buvez !
— C’est bizarre. C’est quoi ?
— Un jus de… euh, de pommes. C’est ça, un jus de pommes.
— Ça sent l’amande, non ?

Bien que contenant du cyanure, l’amande du noyau d’abricot reste comestible à condition de ne pas en ingérer une forte quantité. Et cette abricotine artisanale était fortement alourdie d’amandes.

Consciente d’avoir été empoisonnée, elle tente de se faire vomir mais les vertiges la rattrapent et les doigts qu’elle destinait à sa gorge atterrissent dans son œil ! Aveuglée, cernée par la meute, elle tente des esquives sur la moquette qu’elle prend pour un tapis volant. Elle se sent comme le renard poursuivi par les chiens. Les chiens ! Elle se rappelle soudain qu’une flopée de petits va bientôt arriver ! Elle trébuche en tentant de rejoindre la sortie. Un sournois lui arrache une chaussure. La silhouette confuse des dépouilleurs la suit comme une ombre lui promettant mille et un ennuis. Elle dévale et dégringole plus qu’elle ne descend les marches étroites du vieil escalier de bois tandis que les fêtards renoncent à la suivre et préfèrent retourner au buffet plutôt que polémiquer comme des dingos.

Le froid de la rue la surprend. Elle refuse de perdre conscience et s’allonge sur le trottoir désert pour reprendre son souffle. Elle commence à délirer. Les personnages croisés durant la fête s’invitent dans sa psyché et entament un carnaval incohérent dans lequel les masques tombent, s’échangent ou s’inversent.

La confusion est extrême.

Des fées ont l’âme en songe et le nez qui s’allonge… Pendant que le roi lit « on », la reine déneige… Sa fille Alice s’endort mais le pays des mères veille à ce que Robin l’enchanteur épouse Merlin des Bois…

Un vieux capitaine fait un crochet par le quartier. Il tente de scruter les étoiles pour se repérer comme s’il était en mer, mais il ne voit qu’une ligne de réverbères soulignant la rectitude du boulevard de Clichy. Armé d’une clochette, il fait signe aux voitures mais aucune ne s’arrête, ivres de la jungle routière qui les valide. Il ne sait pas quoi faire de cette jeune fille inerte. Elle est si belle et il se sent si bête. Il se verse quelques larmes de crocodile et reprend son voyage de sa démarche de rebelle déguisé en clochard.

Il est bientôt minuit. Au loin, des jappements retentissent. De l’arrière d’un camion, des dizaines de jeunes chiens s’élancent tous ensemble dans la neige, formant comme un mille-pattes épileptique et monochrome.

Elle lutte pour se relever. Elle doit les accueillir. Leur préparer à manger et les installer chacun dans une cage personnalisée. Elle tient debout à grand peine. Elle n’a plus qu’une chaussure et son habit est en piteux état. Elle essaie de rassembler les chiots mais ceux-ci ont aperçu le vieux capitaine et se précipitent à sa rencontre. En moins de dix minutes, il ne reste plus de lui qu’une vieille veste en laine et un flacon d’alcool. Elle se dit qu’elle n’aura pas besoin de leur préparer de gamelle. Elle est satisfaite de pouvoir se coucher plus tôt. À condition d’arriver jusqu’à la porte qui abrite le chenil.

Une porte à double battant. Et à double face. À droite et à l’extérieur, le battant du yin et le retour sans gloire dans l’exiguïté d’un quotidien sans surprise. À gauche mais à l’intérieur, celui du yang, celui du grand départ vers un imaginaire toujours renouvelé.

Frapper deux fois pour entrer d’un côté. De l’autre, tirer la chevillette pour faire choir la bobinette. Ou l’inverse. Parfois, la poignée de droite ouvre le battant de gauche. Parfois, les portes restent closes. Parfois, le quotidien pêche par trop d’imaginaire. Et parfois l’imaginaire met le quotidien à l’amende.

Une main sur chaque battant, ne sachant pas lequel s’ouvrira en premier, elle se dit que l’important est de toujours faire face. Histoire, entre autre, de ne jamais la perdre. Que cette face soit cachée ou colorée.

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