Certes. La démocratie est un vivier putride dans lequel les serpents cannibales disputent aux rats anthropophages les restes calcinés des moutons qui la (dé)compos(èr)ent. Mais. Qu’ont-ils tous à vouloir qu’elle disparaisse ? Est-elle un eczéma, une purulence, un masque inadapté qui ne cacherait plus les mœurs inadaptables des rétropédants qu’elle excède ?
La plupart des hommes n’ont de cesse d’être des imbéciles qui se comportent en gamins capricieux. Sont-ils miséreux, qu’ils envient la populace. Cette populace qui ne désire rien tant que s’embourgeoiser quand la bourgeoisie elle-même crève de n’être pas aristocrate. Sont-ils arisctocrates qu’ils se rêvent aussitôt en tyranneaux mystiques. Par dieu et pour le peuple !
À condition, bien sûr, que la divinité leur soit miséricordieuse et le peuple servile.
Je ne suis pourtant pas le dernier à dire du mal de la démocratie et pour cause : elle est vraiment un système politique de merde. Mais comme n’importe quel autre système. Comme tout pouvoir. Comme toute hiérarchie. Au temps de ma jeunesse folle, je n’avais pas l’esprit encore bien aiguisé et aux vice-sous-chefs de services — tellement incompétents qu’ils auraient pu être ministres — comme aux gradés vindicatifs — et passablement bourrés pour certains d’entre eux — qui me reprochaient tous de ne jamais prendre en compte la hiérarchie je n’ai pas eu le réflexe que j’aurais aujourd’hui pour leur répondre qu’effectivement, la hiérarchie je ne la prends pas en compte, je ne la prends qu’en laxatif !
Churchill — qui fut certainement l’un des politiciens les plus habiles de son temps — disait quelque chose comme : La démocratie est le pire des systèmes mais on en n’a pas encore trouvé de meilleur.
Système de merde donc. Mais la merde n’est pas que cette déjection répugnante qu’il faudrait à tout prix aseptiser. Elle a son utilité logique et surtout biologique selon sa provenance. Le crottin du cheval pour les rosiers, le fumier des vaches pour aérer les sols, le caca des chiens pour les semelles des citadins. De la même façon, la merde démocratique est un terreau. Le bon gros engrais tout-terrain capable de fertiliser autant le potager que le verger. Peut-être pas aussi performant que la noble chiure à particule pour faire éclore et croître les plus rares orchidées. Cependant, chacune trouvera sa place dans le jardin en fonction de ce que les parcelles de ce jardin doivent (et peuvent) donner. Il en va des systèmes politiques comme de tout ce qui est humain : aucun n’est une panacée mais tous ont, a minima, une utilité temporelle à la condition expresse et sine qua non d’être mis en concurrence les uns avec les autres. Un système politique donné n’est que l’utilisation (ou la tentative d’utilisation) du bon outil pour le bon travail. Ni plus, ni moins. Te viendrait-il à l’idée de vider ta boîte à outils et ne conserver qu’un tournevis pour gaucher alors qu’il te faut scier, poncer, clouer, peindre, etc ?
Pour rappel : la démocratie n’est rien d’autre qu’un système suffisamment souple pour que chacun des membres qui composent ce système puisse avoir son mot à dire avant qu’une décision impactant l’ensemble du système ne soit prise. Point final. Bien sûr, le fait de demander à l’ensemble des soixante six membres d’un village de montagne s’ils préfèrent avoir de la neige en hiver n’aura pas grand chose de commun avec le fait de demander à soixante six millions six cent soixante-six mille six cent soixante-six français s’ils préfèrent Mr. Bonnet Blanc à Mr. Blanc Bonnet pour slalomer entre les failles juridiques dans l’utilisation des caisses publiques au profit de leurs amis respectifs pourtant déjà bien fortunés et qui sont de toute façon les mêmes puisque les amis fortunés de Mr. Bonnet Blanc sont aussi — quel hasard ! — les fortunés amis de Mr. Blanc Bonnet.
La démocratie a néanmoins un gros avantage sur tous les autres systèmes : elle est auto-dissolvante, bio-dégradable. En démocratie, tu peux choisir de ne plus l’être. Dans tout autre système, il te sera impossible de changer et de choisir le passage à une démocratie. Il te faudra aller la chercher. Et la payer chèrement. Sans pour autant être certain de la ramener.
La démocratie a aussi un gros inconvénient : elle est ce qu’on en fait. En soi (en elle), elle ne possède ni vertu magique ni solution miraculeuse. La démocratie, comme rappelé précédemment, n’est qu’un outil. Et comme tout outil, correctement employée sur le matériau adéquat, elle pourra permettre la fabrication de chef-d’œuvres ; mise de guingois entre les mains de maladroits bricophobes, elle pourra par contre se révéler fortement destructrice.
La démocratie, contrairement aux systèmes totalitaires hérités des sociétés animales — et qui, de ce fait sommeillent toujours en nous — est un éternel apprentissage. Car on ne naît pas démocrate, on le devient. Et hop ! Encore un détournement de cette fameuse phrase de Simone de Beauvoir, l’une des plus détournées de la littérature contemporaine. Mais quelle puissance en seulement huit petits mots !
C’est un effort de tous les jours, de tous les instants, de toutes les situations. Qui exige un travail collaboratif intense et méticuleux. Personne, absolument personne, ni en mot ni en acte, ne peut embrasser l’étendue de ses possibilités. La démocratie implique le partage donc le renoncement. Et je crois que c’est ce dernier mot qui fâche les anti-démocraties (qui ne sont d’ailleurs pas tous, la nature humaine étant fort complexe, des anti-démocrates).
Renoncer est peut-être le verbe le plus terrible qu’une langue puisse proposer. Notamment parce que jusqu’ici, toutes les civilisations se sont appuyées sur l’attribution de privilèges personnels seulement transmissibles à la stricte descendance pour s’étendre et se répandre. Ce simple aspect — qui n’est pourtant que circonstanciel — permet à beaucoup des contempteurs de la démocratie de la déclarer inapte à la survie de l’espèce puisque cette relation maître-esclave (ou seigneur-serf, ou souverain-peuple et toute autre déclinaison historique et sociale qu’il te plaira de lister) a justement, et indéniablement mais par mimétisme puis par la force ou la terreur, permis ces civilisations. Et personne, quelque soit son niveau social, ne veut renoncer à ses privilèges, aussi infimes soient-ils. Or, la démocratie s’avère peu compatible avec la folie de « l’avoir » qui caractérise notre époque. Ce consumérisme outrancier est peut-être le pire des totalitarismes puisqu’il puise sa source en nous-mêmes. C’est la meilleure des polices comme le dénonçait Nietzsche, texte intelligemment détourné et actualisé par La Rumeur.
Aussi ne pas (ne plus) vouloir de la démocratie (si tant est qu’on l’ait jamais connue), pourquoi pas ? Mais par quoi la remplacer ? En dehors des extrémistes de tous bords qui proposent des radicalités par définition inappropriées puisque basées sur différentes formes d’exclusion, la grande tendance est le retour (eût-il jamais existé), le recours à une « dictature éclairée » — grand prix de l’oxymoron au festival de Khan — un étrange hybride qui tiendrait à la fois de la monarchie absolue, dans la détention et la transmission du pouvoir suprême, et d’une forme altérée de parlementarisme qui permettrait de contenter la populace en lui laissant quelques miettes législatives à propos desquelles s’engueuler à l’heure de l’apéro ou autour de la table des repas tant familiaux que dominicaux…
À titre d’exemple, voici ce qu’écrivait Flaubert, bourgeois pansu et égoïste doté néanmoins d’une grande qualité d’écriture :
« La seule chose raisonnable (j’en reviens toujours là), c’est un gouvernement de mandarins, pourvu que les mandarins sachent quelque chose et même qu’ils sachent beaucoup de choses. Le peuple est un éternel mineur, et il sera toujours (dans la hiérarchie des éléments sociaux) au dernier rang, puisqu’il est le nombre, la masse, l’illimité. Peu importe que beaucoup de paysans sachent lire et n’écoutent plus leur curé ; mais il importe infiniment que beaucoup d’hommes, comme Renan ou Littré, puissent vivre et soient écoutés. »
Définition, ô combien élégante, de l’élitisme. Cet élitisme qui contient en germe toutes les barbaries. Cet élitisme qui a été, qui est encore, le principe de base sur lequel repose la société française. En étant un peu ironique (mais ce n’est pas mon genre), on pourrait lui faire remarquer : Pourquoi hurler contre la démocratie puisque votre cher élitisme est toujours là, partout, des institutions aux entreprises, des associations aux familles, des honteux lieux des pauvres résidents aux non-lieux des présidents richissimes !
Certes, une véritable démocratie, qui nécessiterait une véritable et complète consultation de tous les membres de sa communauté, est, en pratique, impossible dès qu’on dépasse un certain nombre de personnes car l’expression individuelle, comme une valse folle étourdie de tango, nécessite au moins trois temps : le temps de l’information, le temps de la réflexion, le temps de l’argumentation. On comprend bien que s’il fallait, aujourd’hui, demander à chacun des français — considèrons comme français quiconque réside en France, provisoirement ou non : c’est plus simple et plus à même de brasser idées et arguments — de s’informer, de réfléchir puis de donner un avis sur l’article xyz du projet de loi machin, il y a peu de chance que ledit projet de loi se métamorphose un jour en loi. C’est ainsi qu’est née l’idée d’une représentation parlementaire, censée résoudre ce problème quantitatif. Sauf qu’au fil des ans et de l’usage abusif qui en a été fait, cette « représentation parlementaire » s’est transformée en « confiscation par les menteurs »… Et qu’il est évidemment tentant, bien que parfaitement réducteur, de jeter la baignoire avec l’eau du bain dans lequel s’est noyé le bébé.
Alors, faut-il renoncer à la démocratie ? Ou plutôt, faut-il renoncer à une constante, lente et pénible avancée vers plus de démocratie ? Chacun a bien le droit d’avoir un avis (autre avantage de la démocratie), le mien paraît clair. Je ne sais pas vraiment ce que pourrait être une démocratie appliquée à trois ou quatre cent millions de personnes — commençons par essayer de changer l’Europe avant de vouloir changer le monde — mais je sais que je refuse tout élitisme global et arbitraire. L’élitisme circonstanciel selon une compétence donnée (ou acquise), oui puisqu’alors il permet l’enseignement, la transmission de cette compétence. La relation maître-élève m’apparait plus intéressante, plus productive en terme humaniste, que la relation maître-esclave !
Malheureusement, cette fable est tout sauf une fable.
Peut-être faudrait-il considérer la démocratie comme une fraude ?. Une entourloupe inventive pour sortir les sociétés de l’ennui des totalitarismes. La route vers toujours plus de démocratie est certainement la seule et dernière grande aventure humaine globale. Ce serait vraiment dommage d’y renoncer.
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