Écrire #1

Je n’invente rien : dans « écrire » il y a « rire » et « crier ». Tu t’en doutais peut-être en me lisant. Il y a aussi beaucoup d’autres choses. Cachées, enfouies, souterraines, indicibles et pourtant jamais mieux exprimées qu’à l’air libre. Écrire n’est pas un métier. Ni même une passion, un hobby ou je ne sais quel passe-temps. Écrire est une maladie. Vraiment. Et il n’existe aucun remède. Pas même le moindre calmant.

« Écrire est un acte solitaire, risqué. Ni désœuvrement, ni loisir, surtout pas communication, encore moins transcription de ce qu’on saurait avant d’écrire. L’écriture est une pensée qui se souvient d’avoir été une chair, la pensée la plus compromettante. »

Extrait de « E comme écrire en français » par Julia Kristeva , recueilli dans un ouvrage collectif sur la langue française.

Tu auras remarqué la beauté stylistique de ce passage qui recèle — si tu as pu lire tout le texte dont il est extrait — une beauté intérieure, une mélancolie des origines mais une mélancolie sans regret, teintée par la fierté légitime de posséder la maîtrise absolue d’une langue non maternelle. Écrire, c’est aussi savourer chaque mot en touillant bien au fond du pot de peur d’en laisser échapper.

Les mots ne sont pas que des assemblages plus ou moins normés de lettres et de sons. Et malgré les apparences et la violence de ses auto-proclamés gardiens, la langue française est tout sauf normée : c’est une langue d’usage. Ce qui signifie qu’une expression, à priori inexacte, deviendra légitime à partir du moment où elle sera massivement employée, dans la rue et dans les livres. Par exemple, l’expression « j’ai été au cinéma » au lieu de « je suis allé au cinéma » ne choque plus personne. À part moi. Comment peut-on encore aller au cinéma ?

La langue française est donc une langue vivante. Si les mots disent beaucoup de celui qui les prononce, ils disent tout de celui qui les écrit. La parole, souvent immédiate et circonstancielle, peut parfois être confuse et inexacte. Elle sera d’autant plus inexacte qu’elle aura été préparée. Les tribuns sont à fuir. L’écrit n’est jamais circonstanciel. Et, malheureusement pour l’écrivain, il s’avère toujours exact. On ne dit jamais ce que l’on pense vraiment mais on l’écrit. Toujours. Parfois malgré soi. Parce qu’on se connaît mal. Parce qu’on ne maîtrise pas sa langue. Parce qu’on a voulu oublier ces choses inoubliables. C’est parce qu’on se retranche derrière la parole pour éviter de dire les choses que l’écrit nous les rappelle. Sans haine. Sans animosité. Avec quand même un léger sourire moqueur. Mot. Cœur. C’est le cœur de l’écriture. On peut bien sûr maquiller les mots. Les enrober. Ou tenter de. Il y en aura toujours un pour éviter le fard et éclairer ton texte de sa lumière plein phare. Tu peux écrire mille pages de mots choisis et soupesés, il y en aura toujours un, au moins un, qui sera le phare indiquant tes récifs.

Dans ce vieux texte , je soulignais déjà : « il n’y a pas de miroir pire que les mots ».

Écrire est un acte de chair et de sang. Qui mobilise l’intégralité de ton corps. Qui fouille dans ton esprit. Sous de vulgaires prétextes : vérifier une conjugaison, rassembler un souvenir, éviter un secret, contourner un cadavre… Mais il en revient toujours avec sous ses semelles des agrégats de terre meuble où se lisent plus ou moins clairement les tours et les détours des contours de ta vie.

Écrire.

Et découvrir sous ses doigts des émotions qu’on avait à peine eu le temps d’apprécier. Et qui remontent. Parées d’adverbes et d’adjectifs qui te feront rire ou crier.

Écrire, quel que soit le support. Car écrire nécessite un support. Un « hors soi » qui deviendra « soi ». Papier, mur, écran, miroir, peu importe. C’est pourquoi on ne peut pas opposer l’écriture numérique et l’écriture manuscrite. Le faire, c’est ne pas comprendre ce qu’est le geste d’écrire, ce qu’est la geste de l’écriture.

Avec une plume, un stylo, un crayon, tes mots faisaient de toi un peintre. Les courbes de tes jambages, les couleurs de tes encres, l’épaisseur et le grain de ton papier, dessinaient des paysages tout autant qu’ils en racontaient l’histoire. Avec tes doigts sur un clavier, te voilà concertiste ! La vitesse de ta frappe, les lettres qui s’impriment une à une sur l’écran comme sur une partition ayant sa propre vie. Tes mots sont les silences entre les notes qui font entendre la voix des paysages qu’autrefois tu peignais.

Écrire.

Rire à en avoir mal au ventre parce que des parcelles d’intestin ont servi de liant à tes blagues. Ont enrobé tes métaphores de leur flore dissécatrice.
Crier à en pleurer en découvrant que ce n’est pas toi qui écris mais l’écrit qui te toise ! Et te demande des comptes. Là où tu supposais des contes.

Écrire c’est rester prisonnier de soi.

Arrogant et précieux, tu déroulais tes comiques fabliaux enrubannés d’historiettes et de calembredaines.
Tes armes étaient fourbies : dictionnaire, orthographe et grammaire. Et ton imaginaire.
Alors pourquoi t’être arrêté au milieu du chemin ?
Quoi ? Un simple mot en travers et ton flow se tarit ?
Un mot comme une arête. Aiguisé comme un gouffre. Profond comme une lame. Incontournable. Tu dois l’écrire. L’intégrer lettre à lettre. Lui faire de la place. Le laisser décider de son rayon d’action. Tel mot sera discret. Ne sera remarqué que de toi. Tel autre imposera son cortège de sens plus ou moins cachés. Les deux proclameront ce que tu es vraiment.
Oh, tu peux l’effacer. Mettre ta gomme ou ton curseur à son cul et le désintégrer. Tu ne le prives que de forme. Au fond, il sera toujours là, à attendre ton prochain texte. Pour s’y glisser, narquois, importun, sûr de lui.

Et son léger sourire moqueur.

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