L’histoire est en soi assez extraordinaire pour mériter une place au panthéon des histoires peu ordinaires. Ne serait-elle qu’une histoire, ce serait une belle histoire. Elle aurait pu être enjolivée, dramatisée, vêtue d’atours magnificents ou gonflée d’invraisemblance. Elle n’est d’ailleurs pas passée très loin. Mais sa force est d’être imperméable. Tu veux rajouter quoi à l’essence des choses ? Tu contemples. Tu murmures quelques onomatopées. Tu admires. Tu jalouses. Pas longtemps. Tu croiseras assez vite dans son œuvre un miroir acéré qui te ramènera à ta condition d’apprenti. Mais peu importe.
Il y a quelques années, une amie me conseilla d’aller voir un film documentaire sur une photographe inconnue du nom de Vivian Maier. Tellement inconnue que le film ne passait que dans une toute petite salle transie au coin d’une rue peu passante. Je ne te raconterai pas le film pour deux raisons. Une. Je me suis endormi assez rapidement. Deux. Ce film représente tout ce que je déteste dans la scénaristaion excessive d’histoires en soi suffisamment extraordinaires pour être simplement déroulées sans artifice ni effet qui n’ont pour mission, finalement, que de tenter de rendre le scénariste aussi talentueux que son sujet. Mission impossible dans ce cas précis.
De Vivian Maier, le Musée du Luxembourg (celui de Paris, rue de Vaugirard, pas celui du Grand Duché) a la bonne idée d’exposer une belle quantité de photographies absolument superbes. Depuis sa découverte (son histoire est ici, en anglais ou bien in french), la prolixité de son œuvre n’a d’égale que la qualité à la fois technique et artistique de ses prises de vues. Y compris parmi les quelques films super-8 proposés. J’ai particulièrement aimé celui qui, sans mise en scène particulière, te fait immédiatement repérer la singularité parmi la multitude.
Comme face à toute œuvre majeure — au passage, tu auras peut-être remarqué que le musée du Luxembourg a choisi de mettre le mot « œuvre » au masculin dans ses textes explicatifs — il existe plusieurs façons de s’immerger dans les photographies de Vivian Maier. Question de sensibilité personnelle, de parcours artistique, de vécu photographique, etc. Je vais ci-après tenter de te narrer ma façon de voir. Qui est sûrement une autre singularité dans la multitude des hagiographies dont cette femme mystérieuse est désormais le sujet.
Je te l’ai sûrement déjà confié, je suis venu récemment à la photographie. Pour plusieurs raisons. D’abord le prix prohibitif d’un équipement argentique (seul équipement disponible du temps de mon vieux temps d’avant). Enusite, le peu d’accointances avec les usages les plus envhaissants de la photographie : la mode, la publicité, le show-business et la propagande politique. Trois domaines me fascinaient, cependant. La photo animalière, les portraits en noir et blanc et les très vieilles photos de villes et de villages.
Mais.
La photo animalière, outre qu’elle requiert ce qu’il ya de plus onéreux en terme d’équipement, demande des qualités de patience et d’observation que je suis toujours loin de posséder. Les portraits, successeurs assumés des tableaux des maîtres toscans et flamands, requièrent, eux, une dextérité et une forme étrange d’empathie qu’il est difficile d’atteindre rapidement. Quant aux très vieilles photos, à moins de disposer d’une machine à remonter le temps que j’aurais d’ailleurs employée pour d’autres activités, par définition elles appartiennent à un temps révolu qu’il est vain de vouloir réanimer.
Mon premier souvenir photographique est d’avoir gagné le troisième prix d’un concours organisé lors d’une colonie de vacances. De petits appareils étaient prêtés aux gamins qui étaient libres de leur sujet. Je me sentais un peu gauche avec ce nouvel ustensile dans les mains. J’étais résolu à photographier mes pieds pour me débarrasser du problème quand un écureuil choisit de grimper le long de l’arbre qui m’abritait du soleil. Tout fier, je le vise, j’appuie sur le bouton et je rends l’appareil. Surprise au développement, je gagne ce troisième prix pour cette « magnifique » photo du soleil et de ses puissants rayons qui semblaient déchirer les branches dans un bel élan de sauvagerie concomittante. Ou comment démarrer une carrière par un phénoménal raté…
J’ai assez peu retouché à la photo depuis cet écureuil. Ou plutôt, depuis cet écueil. Jusqu’à l’arrivée des premiers appareils numériques abordables. Soit à peu près en même temps que mon initiation aux joies de l’informatique, au début des années 2000. Mes premières tentatives furent bien sûr animalières. Avec, comme modèles réticents, un vieux chien malade et déjà quasiment immobile et des chats errants farouches que je ne voyais jamais à moins de dix mètres le temps de quelques secondes insuffisantes pour bien ajuster toutes ces saloperies de focales et de profondeurs de champ auxquelles je ne comprends toujours pas grand chose…
Peu à peu, et surtout depuis mon retour à Paris, la photo numérique a pris sa place comme compagne privilégiée de textes pas toujours explicites. Soit parce que je ne souhaite pas être plus explicite, soit parce que je ne trouve pas les mots ou les formules adéquates pour exprimer un quelconque sentiment. À l’instar de Dame Vivian et bien qu’ignorant de son existence, les photographies que je prenais n’avaient pas vocation à être montrées. Une fois leur action thérapeutique achevée, elles rejoignaient la cohorte des clichés entassés à l’étroit sur les froides plages rugueuses d’un disque dur amené, hélas, à bientôt disparaître…
Des photographies, j’en ai perdu des milliers. Autant par larçin que par maladresse. Au moins, Vivian Maier prenaient-elles soin d’entreposer soigneusement ses négatifs dans des cartons protégés de la pluie et des bêtes. Étrangement, la notion de perte de fichiers numériques n’engendre pas d’affect démesuré. Tout au plus est-ce une contrariété. Après tout, ces clichés existent toujours dans un coin de ma tête. Parce qu’ils ont eu leur raison d’être. Ils ont répondu à une attente. Ils ont refermé une plaie ou bien ont ouvert un champ nouveau de réflexion. À ce titre, ils ont rempli une fonction utilitaire. Mais toute photographie n’est pas qu’utilitaire. À un certain niveau d’acuité — tant pendant la prise de vue qu’à sa contemplation — une photographie peut aussi être un indicateur, un guide, le premier pas lumineux sur un chemin qui se perd en dédales obscurs au fin fond de forêts vierges d’argumentation. D’où la nécessité de multiplier les premiers pas en autant de clichés.
Après avoir expérimenté le tirage photographique dans un laboratoire de fortune, preuve qu’elle avait là aussi tout la technicité nécessaire, Vivian Maier a décidé de simplement photographier. Ambitionnait-elle de réduire l’art de la photographie à son essence la plus absolue : figer le temps qui passe. Souhaitait-elle immobiliser cette course effrénée vers l’abîme ? En suspendre indéfiniment le vol ? Imaginait-elle qu’un regard avait le pouvoir d’anihiler cette suspension, permettant ainsi au temps de filer de plus belle ? Ou bien, plus simplement, ne voulait-elle pas que ses contemporains se voient tels qu’ils étaient, tels qu’elle les avait révélés, des éphémères en lutte contre l’éternité ?
Exposition Vivian Maier au Musée du Luxembourg jusqu’au 16 janvier 2022.
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