Le printemps étant, semble-t’il, enfin arrivé jusqu’à la Capitale, je profite de cette douce soirée pour mettre un peu d’ordre dans mes textes. Installé sur un banc, face au Parc de Bercy, sous la lumière peu violente d’un réverbère discret, j’ai deux heures trente devant moi avant que la batterie du PC ne me souhaite une bonne nuit.
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En relisant quelques-uns de mes brouillons, soit pour les conserver, les modifier et les rendre publiables, soit pour les éliminer sans regret, je m’aperçois que je fais de plus en plus long. Non pas parce que j’aurais subitement plus de choses intéressantes à raconter — l’inverse serait moins inexact — mais simplement que je dispose de plus de temps pour ne pas dire grand chose. Alors je m’étale, je digresse, je rallonge, je détaille, je précise, je buissonne, je regarde ailleurs et je me laisse entraîner par la première idée qui passe.
Moi, ça m’occupe mais je ne t’en voudrais pas d’avoir mieux à faire.
Le texte qui suit, comme son titre l’indique (et si tu as bien lu le titre, évidemment) va te parler de solitude et d’isolement parce qu’après tout, ce sont mes deux compagnons du moment. Pour autant, il n’y a rien de désagréable ou de triste dans ce texte. Juste un point de vue. Parfois précis car personnel, parfois distant car généraliste.
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Je me suis toujours senti seul et parfois isolé puisqu’aussi bien j’ai toujours vécu seul et parfois seul à la campagne — ce qui était plus pratique puisqu’à l’époque j’étais accompagné d’un énorme bon gros chien à qui je dois sept années d’accalmie. Un chien ne rompt ni l’isolement ni la solitude mais ces sept années « dog-matiques », c’est un peu comme si au lieu de briser un miroir et récolter sept ans de malheur, j’en avais, à l’inverse, reconstituer le puzzle. Ce chien me renvoyait pas mal de choses et agissait parfois comme un double. En même temps, s’il était vraiment mon double, alors je vais prochainement mourir d’un diabète foudroyant !
Mon bon gros chien… un jour, je prendrais ses yeux et je te raconterais sa vie.
J’ai écrit campagne mais je précise que c’était le genre de contrée dans laquelle, si par une quelconque inadvertance tu te retrouvais soudain sans voiture, sans téléphone et sans connexion Internet, il ne te restait plus qu’à apprendre à parler aux corbeaux et à espérer que parmi tes nouveaux compagnons se trouvera un phénix dont le ramage, plutôt que se rapporter à son plumage, lui fera surtout porter l’alerte chez les hôtes d’un bois un tantinet plus civilisé !
Tout ça pour indiquer — nonobstant le fait que ça me fait une chouette introduction — que la solitude et l’isolement ne m’accompagne pas seulement depuis que je suis SDF : j’y suis abonné de longue date et, à ce titre, je bénéficie de tarifs préférentiels et d’un service personnalisé tout à fait correct. La situation actuelle m’offre juste l’occasion de mieux cerner et leur interaction et leur apport respectif.
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Tout d’abord, je remarque que solitude et isolement sont souvent confondus.
Ce sont pourtant deux concepts différents, voire deux états opposés bien que l’un, l’isolement, peut parfois s’avérer comme une conséquence de l’autre et que l’autre, la solitude, peut tout aussi bien résulter de l’habitude de l’un.
Il faut cependant les différencier et pour ce faire, imagine l’expérience suivante.
Prend un bocal d’êtres humains lambda, et jettes-en une bonne poignée en vrac dans un endroit tout aussi lambda : cour de récréation, piste de danse, bar de nuit…
Si tu pars faire un tour en laissant tranquillement tout ce petit monde se rencontrer, se parler et plus si affinités, tu remarqueras, à ton retour, que certains de ces êtres humains ont formé des groupes plus ou moins compacts et plus ou moins nombreux tandis que d’autres se sont dispersés et éparpillés ça et là.
Si, au lieu d »aller faire un tour, tu es restée pour observer attentivement les faits et gestes des différents individus qui ont formé ces groupes, tu as pu voir que parmi les personnes dispersées, certaines sont sorties d’elles-mêmes des groupes (ou n’en ont volontairement rejoint aucun) tandis que d’autres ont d’abord rejoint au moins un groupe avant d’en avoir été exclues sans pouvoir ensuite en rejoindre aucun autre.
Parmi ces personnes dispersées, il y en a qui se sont volontairement exclues des groupes et d’autres qui ont été exclues par ces groupes.
Une première conclusion pourrait donc être : la solitude est un isolement volontaire alors que l’isolement est une solitude imposée.
Toi aussi tu trouves que ce serait trop simple ? Et tu as bien raison.
Cette définition est trop simple non pas parce qu’elle s’éloigne de la vérité — elle est en fait parfaitement valable — mais parce qu’elle oublie la complexité intrinsèque de l’être humain et son irréfragable besoin de foutre un bordel du diable dans les théories les mieux construites !
Ce qui différencie vraiment la solitude de l’isolement est que la solitude est une donnée interne à l’être humain. Elle va donc conditionner en partie — car en conjonction avec d’autres données internes — les rapports d’icelui avec le monde extérieur. L’isolement, pour sa part, est une contrainte externe à ce même être humain. À ce titre, il va modifier en partie — en même temps que d’autres contraintes externes — quelques-unes de ses données internes.
En clair, la solitude est un sentiment, l’isolement est un état.
La solitude est donc une donnée intrinsèque mais inéquitablement répartie, certains en ont une plus grande que d’autres… Surtout, c’est un poids que l’on traîne depuis sa naissance et — je suppose — probablement jusqu’à sa mort. Mais je te confirmerai ça plus tard !
Et parce que c’est une donnée intrinsèque à la personne (comme la jalousie ou l’anxiété), il ne sera pas possible de lutter contre : on se contentera de savoir qu’elle peut s’apprivoiser et qu’on pourra en faire un rempart, un bouclier, un refuge, une amie parfois trop exclusive.
« Vive, elle sature ton blues de mélodies tranchantes
« et ossature ses gammes de notes qui t’enchantent.
« Elle peut être cruelle, égoïste et méchante
« tout comme se rendre douce, attentive, attachante.
L’isolement, parce qu’il est externe à l’être humain, ne peut être apprivoisé : il ne peut qu’être subi. Il relève à la fois de la sanction, de l’arbitraire, de la cruauté et de l’abus de pouvoir. L’isolement n’est jamais un ami.
« Il est le condiment qui aigrit ta lourde solitude.
« Il est le marbre froid sur lequel ne s’écrit nulle sollicitude.
« Il est le noir indélébile qui retranscrit tes rouges hébétudes.
« Il est le Fa qui est le La de ta symphonie en Sol : étude.
Le problème qui se pose alors est (comme toujours) celui de l’œuf et de la poule : qui a créé l’autre ?
On peut distinguer deux cas extrêmement schématiques qui sont censés borner tous les cas intermédiaires possibles :
- la solitude crée l’isolement : on peut considérer qu’un individu qui abuse de son sentiment de solitude, ou chez qui ce sentiment est prioritaire dans l’exécution de ses processus internes, finit par s’isoler du monde extérieur ;
- l’isolement crée la solitude : on peut imaginer qu’à force d’être exclu des différents groupes qu’il a tenté de rejoindre, un individu ne finisse par développer un fort sentiment de solitude et qu’il soit tenté d’en abuser…
De par mon expérience personnelle, il importe peu, en fait, d’être seul pour avoir été trop isolé ou d’être isolé parce qu’on se sent trop seul. Ce qui ressort, ce qui est ressenti, est que ces deux notions, solitude et isolement, sont forcément et fortement liées. L’une ne peut aller sans l’autre. Ce qui différencie alors simplement l’état d’isolement du sentiment de solitude ne tient que dans la prépondérance de l’une par rapport à l’autre sans qu’il soit possible d’en déterminer exactement les proportions.
Toujours de par mon expérience personnelle, l’état d’isolement peut créer ou amplifier le sentiment de solitude. Par contre, le sentiment de solitude peut atténuer, voire inhiber, l’état d’isolement.
La solitude peut parfois être vue comme un remède à l’isolement. C’est une forme assez vicieuse de symbiose mais ça fonctionne plutôt bien car c’est le propre d’un sentiment que d’être capable d’atténuer ou de renforcer un état.
J’en reviens alors à mon idée de « solidarité primitive » (cf cet article) des premiers groupes humains, car c’est là, je crois, que se situent les naissances conjointes de la solitude et de l’isolement.
Pour paraphraser J.J Rousseau, disons que le premier homo-quelque-chose-de-pas-encore-tout-à-fait-sapiens qui, désignant de son bras la vaste et lointaine étendue, s’avisa de dire à l’un de ses congénères : va et ne reviens pas !
(en paléolitish : grraourh uk nuruk !
) a, involontairement, créé et la condition de l’isolement et le sentiment de solitude. Peut-être a-t’il, par la même occasion, inventé le sourcil réprobateur mais à ce jour aucun fossile n’est encore venu confirmé cette hypothèse.
Cette importante décision d’exclusion primitive était sans nul doute parfaitement motivée mais elle fut lourde de conséquences. Elle est à l’origine, à mon sens, de toutes les catastrophes sociales qui ont suivies : concurrence entre les groupes, passage de la tribu à la famille, institution de la propriété, filiation et héritage des biens et des positions sociales, asservissement, guerre, journal télévisé, etc.
Pour ma part, je pense devoir ma solitude et mon isolement au fait d’avoir toujours vécu — et de vivre encore — avec la certitude de m’être trompé de génération. Sans pouvoir dire, toutefois, si la précédente eut mieux convenu que la suivante…
De la génération précédente, j’aurai adoré prendre de plein fouet dans les tripes les débuts du rock anglais. Mais c’est un grand malheur que de naître trop tard dans un pays culturellement fermé par le dirigisme militaire d’un libérateur de la 25e heure. De Gaulle et son régime de rentiers galonnés ont été une plaie pour ce pays : un fascisme hautain au service — ou marionnette — d’un conservatisme bouffi d’arrogance et d’argent. Car pendant que Londres et Liverpool se tiraient la bourre à coups de fines mélodies sur des rythmiques qui résonnent encore aux 112 coins du monde, Paris massacrait de l’arabe au nom de l’ordre bourgeois, Paris étouffait sa jeunesse au nom de la morale bourgeoise, Paris défigurait Paris au nom du capitalisme bourgeois.
Cette sinistre période a révélé une France plus monarchiste que républicaine, prostrée dans la solitude et l’isolement au nom d’une grandeur passée qui pourtant ne reviendra plus. Cette même France que l’on retrouve aujourd’hui, en 2013, dans les manifestations « anti-mariage-pour-tous ».
De la génération suivante, j’aurai juste adoré prendre part à la révolution technique et culturelle qu’est le web. Car même si j’ai pris le train en marche, je suis conscient de n’avoir mis qu’une demi-semelle sur le marche-pied vermoulu du dernier wagonnet.
À choisir, je pense quand même que je me serais senti tout aussi seul mais moins isolé dans la génération précédente : music über alles ! Mais là, peut-être que c’est juste le vieux con qui s’exprime !
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