En passant, entre pleins d’articles commencés et tout plein de choses à faire ou à défaire, je voulais publier un article sur le silence. Donc sur la musique. Et l’introspection m’a ramené à ça : 1964 et 1966. Ces deux chansons de Gilbert Bécaud m’ont, pour des raisons opposées (ou peut-être complémentaires ?), profondément marqué (à l’époque, j’avais 3 puis 5 ans).
La première, me faisait frissonner d’horreur ! Ces cris suraigus, ces voix accusatrices, cette image du loup (one more time), la détresse éprouvée par le narrateur, tout me ramenait à cette première expérience encore douloureuse de lâcheté collective.
Back to the école maternelle. Je ne me rappelle plus de son prénom. Je me souviens qu’il était gros et étranger. J’habitais à l’époque le 18e arrondissement de Paris et mes copains d’école s’appelaient tout autant Mohammed l’algérien, Francisco l’espagnol, José le portugais que Jean-Claude le breton ou Christophe le polonais. Un jour, le gros fut pris à partie pour je ne sais quelle raison par un groupe d’enfants. Jusque-là, il était considéré comme un dur. Mais ce jour-là, il se retrouva littéralement cul nu au beau milieu de la cour de récréation ! Le pantalon sur les chevilles, les bras tendus, les poings serrés, il pleurait sa rage face au groupe qui venait de l’humilier et je vois encore chacune de ses larmes ruisseler sur son visage défait.
Moi et d’autres avons assisté sans réagir à cette scène d’une extrême violence, spectateurs fascinés et pour ma part meurtri par la sauvagerie de la meute et la douleur de sa proie. Douleur, injustice et lâcheté que l’on retrouve dans cette magnifique chanson, L’Orange, dont l’interprétation théâtrale renforce l’atmosphère d’angoisse créée par ces successions rapides et entrecroisées de timbres graves, sentencieux, et de voix plus aiguës, quasiment hystériques. Brrrrr… j’en ai longtemps fait des cauchemars !
Tout l’inverse de Le Petit Oiseau de Toutes les Couleurs qui est certainement ma première expérience consciente d’échappatoire par la poésie !
Quelle merveille de légèreté et d’insouciance que cette chanson ! Dans mon souvenir, elle reste associée à tout ce que je garde de positif de cette époque (qui devait en contenir beaucoup plus que ce que ma mémoire ne me retransmet aujourd’hui) : le soleil sur Paris, les rues de Paris-village, les sourires des adultes que tu croises et que tu imagines alors comme des forteresses invincibles, la boulangère qui faisait semblant de regarder ailleurs pendant qu’on risquait notre vie à lui chiper ses bonbons, le soleil sur Paris… Des petits bouts d’éternité à l’échelle de l’enfance. Une couleur bleue pastel sur des jouets en plastique. La chatte qui ronronne sur le bord de la fenêtre. L’odeur du cahier neuf et ses tables de multiplication au verso, sans oublier le manège de chevaux et vélos de bois sur lequel je revivais les envolées de Felice Gimondi !
Pourquoi je repense à ces deux chansons ce soir alors que j’étais dans tout autre chose ? Mystère. À moins de considérer que les jours ou les semaines qui viennent me feront tomber d’un côté ou de l’autre de la réalité : soit comme cette orange du marché, alibi des ignobles, volée ou vendue, incapable d’agir sur sa vie, soit comme cet oiseau que j’ai toujours rêvé d’être…
L’orange ou l’oiseau… le marché ou la vie… Tu prendrais quoi, toi ?
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