Un texte charnière pour marquer le coup d’un changement de paradigme dans le brouillard qui me sert de quotidien. Normalement, chez les gens normaux, une charnière sert à solidariser deux parties dont l’une au moins est mobile. Chez moi, une charnière est juste la maman du charnier.
Depuis quand était-il en approche ? Un an ? Peut-être deux ? Malicieusement invisible mais redoutablement présent, comme à son habitude. Bien que son arrivée ne faisait aucun doute, il restait impalpable. Une aura indicible comme un orage latent. Comme un fétu de paille dans une pelote d’épingles. La patience assurée du félin qui sait où sont rangées les croquettes.
Et puis d’un coup, l’évidence ! Tous les radars le repèrent et dessinent sur les écrans de leurs oscilloscopes une sinusoïde à l’amplitude croissante. Toutes les alarmes le notifient en le qualifiant du même mot : inéluctable. Rendant tout aussi inéluctable le fait de s’y préparer tranquillement. De se positionner correctement pour ne pas risquer de rater le premier millimètre de courbure. Comme un pilote de course au sortir des Hunaudières qui s’apprête à garder une trajectoire optimale tout en freinant le moins possible.
La possibilité d’un crash n’était pas totalement à exclure mais il n’y avait aucune raison de s’affoler. D’ailleurs, y aurait-il eu quelque raison de s’affoler que je ne sais foutrement pas de quelle manière je m’y serais pris. En agitant les bras ? Comme pour chasser cent trois mille moustiques entonnant de concert leur vrombissement agressif avec la voix rugissante et quelque peu hypocrite d’un ministre congédié pour abus de vie mondaine ? En courant dans tous les sens ? Selon la logique « bowléenne » d’un séminaire de cadres SNCF chargé de simplifier les nouvelles grilles tarifaires ? Pas le genre de la maison. Pas par courage, témérité, sang-froid ou toute autre qualité de ce genre que je suis évidemment loin de posséder. Simplement, ma longue vie a su patiemment transformé le maigre handicap d’une insouciance intrinsèque en un bloc inexpugnable de nonchalance assumée. Une nonchalance fière. À la limite, parfois, de l’arrogance.
Son arrivée ne faisait donc pas débat. La question était : pourquoi maintenant ? Pourquoi avoir attendu si longtemps ? Et pourquoi se manifester aussi subitement ? Ça ressemblait à ce jeu stupide qui consiste à lancer une voiture du haut de la falaise et à s’en éjecter au dernier moment, juste avant que la masse de ferraille ne se précipite dans le vide pour aller s’écraser en contrebas. Ou un vélocipède. Mais l’éjection est plus facile donc moins spectaculaire.
De fait, ces derniers mois, une forte lassitude avait pris l’habitude de s’installer face à moi sans que je ne m’en aperçoive immédiatement. Elle était fort discrète. Elle ne disait jamais rien. Elle était là où j’étais et se contentait de faire semblant d’être perdue dans ses pensées chaque fois que je lui jetai un coup d’œil interrogateur et méfiant. Jusqu’au jour où je surpris son petit sourire en coin qui ressemblait de plus en plus au rictus satisfait du tueur ayant dans sa ligne de mire l’objet de son contrat.
J’ai compris que le temps était venu. Le temps d’une introspection express mais complète. Une introspection sérieuse. Sans témoin. Loin du miroir déformant de sa propre opinion. L’opinion de soi est toujours bien trop fade ou bien trop agressive. Ce n’est pas parce qu’on est une entité ne possédant aucune qualité digne de ce nom qu’il faut n’en voir que les défauts !
Alors.
Après de multiples examens, tant corporels que psychologiques, il m’a été notifié ceci par voix intérieure afin d’économiser le coût d’un affranchissement postal :
« Monsieur,
- Vu votre grand âge malgré tout approximatif car hors des barèmes habituels de nos outils de datation ;
- Vu votre cerveau en mode gelée de coing exposée par temps chaud sur l’impériale d’un bus reliant Lagouira à Suakin ;
- Vu — entendu, surtout ! — votre squelette plus grinçant que la boîte automatique non lubrifiée d’une automobile en panne dans la cour dévastée d’un pavillon de banlieue ;
- Vu, enfin, votre incapacité aussi légendaire que constante à tolérer la moindre incompétence hiérarchique ;
Nous : ne pouvons que vous conseiller de faire une croix définitive sur toute forme de travail intelligent même incorrectement rémunéré.
Pour faire valoir ce que de droit.
Et surtout, la santé !
Votre alter ego* »
(* l’application alter ego est disponible 24h/24, 7j/7 sur un simple coup de blues)
Je n’ai pas cherché une seconde à contrarier la voix d’une aussi étrange sagesse. Je me suis aussitôt conformé aux prescriptions strictes qu’elle n’a pas manqué de me prodiguer. J’ai mis fin sans regret à mon statut de microentrepreneur qui n’était de toute façon qu’une vaste blague peu rémunératrice. D’autant que le domaine dans lequel j’étais censé exercer est devenu d’une complexité technique hors de mes capacités intellectuelles déclinantes. Déjà que je ne possédais pas toutes les bases…
Satisfait de m’être ainsi débarrassé de ce qui aurait pu rapidement devenir un boulet, je suis allé me poser sur un banc dans un parc comme à chaque fois qu’une réflexion intense me prend. Soit, à peu près, une fois par jour. Et de préférence en fin de journée, à l’heure à laquelle les parcs s’apprêtent à fermer. Ce qui me laisse peu de temps et m’oblige à être rapide et concis.
La lumière et la température étaient encore vives mais les grands arbres du Parc de Bercy en assuraient une filtration moelleuse. J’ai choisi un banc au hasard et lorsque je me suis assis dessus, j’étais un homme à peu près normal. C’est-à-dire plus près des marges floues que du centre de conception des normes. À peu près normal, donc. Mais en me levant de ce banc, j’étais transfiguré par les toutes premières secondes de ma nouvelle vie, telle que je venais de la décider : ce qui te reste de vie — et si la vie est bien faite, il devrait t’en rester assez peu — sera désormais consacré à écrire, écrire, écrire et puis écrire encore.
J’ai levé la tête mais aucun éclair tonitruant dans un ciel indifférent n’est venu acclamer la hardiesse d’une telle décision. Aucune envolée de colombes angélifiées n’est venue parapher de son sceau ce nouveau saut existentiel. Mais qu’importe : me voici désormais écrivain à temps plein ! À temps plein et délié, évidemment.
Bien sûr, j’écris depuis longtemps. Depuis toujours, même. Mais l’idée d’en faire non seulement ma seule activité mais également mon activité professionnelle ne m’avait, jusque-là, guère occupé l’esprit. Il a donc bien fallu qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire et d’imperceptible. Quelque chose de l’ordre de cette fameuse goutte d’eau capable de faire déborder un vase. Une goutte d’eau de vie dans un vase de Soissons ?
Il faudra qu’un jour j’analyse très sérieusement mon parcours. Que j’en dresse un portrait cartographique. Certainement m’apercevrais-je qu’il ressemble à une étape de montagne du Tour de France. Un départ chaotique pour grimper une pente infinie qui se décline en virages plus ou moins accentués. Selon la difficulté du parcours et les capacités motrices nécessaires pour une telle étape, la moindre courbure peut vite passer pour un grand virage.
D’où cette impression de n’avoir toujours pris que des grands virages. Sans ligne droite pour se reposer entre deux. Ou alors des lignes droites sans bas-côté, sans trottoir, sans signalisation. Histoire de raccourcir au mieux le chemin entre deux courbes. Ne jamais laisser croire que la souffrance peut un jour s’arrêter. Accalmie ? Apaisement ? Ne serait-ce qu’une bribe de cette « fucking peace of mind » comme disent les anglophones quand ils sont repus de liqueurs irlandaises ! Dans les dictionnaires et les livres, on en trouve tant qu’on en veut. Mais dans la vie ? Il me semble en entrevoir parfois, au loin, les jours de pluie. Mais la pluie est plus corrosive qu’on ne le pense. Elle dissout tout ce qui ne fait pas pleuvoir : les illusions, les mirages, les espoirs qui s’écoulent alors lentement dans le lit des caniveaux longeant les grands virages.
À priori, un grand virage ça inquiète peu. Ça sonne tranquille. Vu de loin, c’est une douce et longue courbe régulière qui, certes, dévie de la trajectoire initiale mais qui semble en dévier avec ce qu’il faut de délicatesse enrubannée de soie. Et puis de quoi est-il si grand ce grand virage ? D’un grand arc langoureux ne tirant que des flèches émoussées ? D’un grand angle facétieux pouvant aller jusqu’au demi-tour voire jusqu’au double demi-tour ? Et dans ce dernier cas, ne devrait-on pas plutôt parler de « grand mirage » ?
Mais sous le révélateur précis du microscope, un grand virage se révèle toujours constitué d’une myriade de courbes minuscules qui s’ajoutent les unes aux autres pour se prolonger, se superposer, se contredire, parfois s’annihiler, et dessiner au final un galbe prétentieusement rond censée cacher au monde la réelle géographie d’une trajectoire qui rappelle une dentelle grossièrement démantelée, comme déchirée par les dents inégalement pointues des chiens errants qui la maltraitent.
De l’extérieur, ce grand virage sera pris comme une entité indivisible, classé dans une ontologie des urgences inexplicables, considéré avec un sarcasme rigolard ou une dramaturgie excessive, selon qu’il s’apparente à un saut dans le vide depuis la cime instable d’un haut tabouret de bar ou qu’il ressemble à un demi-tour soudain sur une autoroute ignorante des limitations de vitesse.
Mais ce regard extérieur ne change en rien la nature profonde de ce grand virage. Drame ou sarcasme, me voilà désormais écrivain à part entière bien que les vitrines des librairies ne sont pas encore encombrées de mes lumineux écrits puisque je n’ai pas encore expédié le moindre manuscrit. Ce qui, cependant, ne tardera pas puisque le premier d’entre eux se verra propulser hors de moi d’ici une à deux semaines.
Pas d’affolement, donc, au moment d’entamer ce grand virage. D’autant que ce n’est pas le premier. Juste le plus important. Parce qu’il est sans doute le dernier. Soit qu’il m’amènera sur un chemin quasiment plat et rectiligne le long duquel je pourrais enfin prendre le temps de flâner, donc de me reposer l’âme. Soit qu’il me fracassera définitivement contre le vestige végétalisé d’un poteau télégraphique oublié dans le fossé d’une petite route, dans une campagne si perdue que même le télégraphe n’aura jamais servi que de perchoir aux corneilles.
Allez, c’est parti ! Première approche en douceur. La vue est dégagée et la température au sol. Elle ne descendra donc pas plus bas !
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