Il t’est certainement arrivé, dans une conversation qui a priori ne te regardait pas, de surprendre une phrase qui semble spécifiquement prononcée à ton intention.
Cet après-midi, Gare de Bercy, un type parlait avec ses potes en montant l’escalier que je m’apprêtais à descendre. Et pile au moment où nos trajectoires inverses se croisent, il leur sort :
— Ce type, t’façon, y sait pas faire la part des choses !
Je ne suis pas sûr pour le point d’exclamation mais au ton employé, il me semble plus correct d’en mettre au moins un.
À une ou deux marche près, j’aurais pu ne rien entendre. Ou simplement capter un bruit de voix sans faire attention au contenu. Je l’ai regardé. Jeune. Fringué comme beaucoup de jeunes. Mi-classique, pour le côté jeune cadre ambitieux, mi-sportswear, pour le côté racaillou du dimanche. Et cette horrible fausse barbe de faussement trois jours qui défigure la poitié de la momulation pasculine dans la capitale. Et tandis qu’il continue son chemin et sa conversation, indifférent au vieux con qu’il vient de croiser, je reste deux secondes figé sur une marche, le sourcil interrogateur et vaguement courroucé.
— Mais de quoi j’me mêle-t-il ? Tu vas pas raconter ma vie à tout le monde devant tout le monde, non ?
Alors OK, je ne sais pas faire la part des choses. Mais j’ai un alibi : je n’ai jamais su. Je ne crois pas que ce soit quelque chose qui s’apprenne. Quand on en fait la remarque à ceux qui ne savent pas, c’est uniquement sous forme de conseil ou de reproche. Jamais sous forme d’apprentissage avec travaux pratiques et examen de fin d’année. Ce qui ne sert pas à grand chose. À croire que ceux qui conseillent ou reprochent sont les premiers à ne pas savoir faire cette fameuse part des choses ! Car alors, autant conseiller à quelqu’un qui se noie d’apprendre la brasse coulée…
« Faire la part des choses » est quand même une bien curieuse expression. Peut-être que c’est juste une ruse de ton ego pour te faire croire que tu décides librement de ta vie ? Et peut-être que c’est juste une façon de réellement décider ?
Toujours est-il que j’ai beaucoup de mal avec tout ce qui est transaction, négociation, marchandage, diplomatie, concession, profil bas, etc. Au mieux, tous ces termes (et les notions qu’ils recouvrent) seront assimilés à une perte de temps. Au pire, à une pure hypocrisie. Et si je peux m’accommoder de perdre du temps (puisqu’il est fait pour ça), je ne supporte pas l’hypocrisie. Ce n’est même plus viscéral, à ce niveau de détestation, c’est intrinsèquement métabolique.
D’ailleurs ça veut dire quoi « faire la part des choses » ? Décomposons tout cela, voulez-vous. Prend ton cahier et note.
Quelles sont ces choses étranges dont il faut savoir faire la part et quelle est la nature de cette part ?
D’une manière générale (et peut-être exclusive, je ne l’ai en tout cas jamais entendu autrement), faire la part des choses est une expression foncièrement négative qui évoque la contrainte et l’abandon. C’est une forme d’exclusion. Il s’agit de séparer, pour des choses données, cette fameuse part des éventuelles autres parts. Car s’il y a des choses (on verra plus loin ce qu’elles sont), elles ne peuvent pas n’avoir qu’une part. Car il n’y aurait alors qu’une chose. Et rien n’est purement monolithique. Sinon ce serait l’intégralité des choses qu’on ne saurait pas faire, et non simplement « la » part. Toute chose est divisible en (au moins) deux parts dont l’une est suffisamment importante pour que le langage lui consacre une expression dédiée qui divise le monde en deux catégories : ceux qui savent en faire la part et ceux qui l’ignorent.
Quid de l’autre voire des autres parts ? Le langage n’en dit rien. Clairement, les « choses » ont une part d’ombre qui reste indéfinissable et qui est justement celle que je maîtrise. Pas de bol.
— Nan, mais t’façon, tu sais pas faire la part des choses !
— Euh… nan, mais c’est passque j’ai fait l’aut’ part, je m’ai trompé, c’est tout.
Les choses en question, et ce malgré leur nom, ne sont pas des objets. Elles n’ont ni forme, ni contour, ni couleur. Elles n’ont rien de solide, de palpable ou de préhensile. Parfois rien de compréhensible non plus. Ces fameuses choses sont en fait des choix. Mais pas n’importe quel choix, évidemment. Ce ne sont ni des choix ouverts ni des choix que tu peux ignorer sans provoquer de conséquences néfastes pour toi ou pour ton entourage. Ces choses-là, pas besoin de savoir en faire la part. Tu choisis. Tu ne choisis pas. Peu importe.
— Pour continuer, vous avez le choix entre une pizza aux écrevisses et son coulis de sangsues sans dessous ou alors un petit cachalot péché du jour et qui sourit quand on l’appelle.
— Non merci. Je vais plutôt reprendre un demi-phacochère et demi avec sa ribambelle d’écureuils farcis au cobalt.
À l’inverse, les choses dont il faut savoir faire la part sont toujours des choix du genre peste ou choléra. Par exemple : Le Pen ou Sarkozy. Valls ou le néant. Piscine ou cinéma. Ou encore les cases à cocher des formulaires administratifs. Et pas d’échappatoire. Une réponse est clairement et immédiatement exigée. Le sort de l’Univers se joue sur ta réponse !
— Bon, les enfants. Va falloir choisir. Et vite. Soit on balance le chien sur cette autoroute, soit on y jette grand-mère. Mais on peut pas laisser les deux péter en même temps dans cette voiture, c’est plus tenable !
Ces exemples sont (un peu) hors champ quotidien mais les questionnements et les interactions qu’ils induisent sont les mêmes. En l’occurrence, faire « la part des choses », faire un choix, c’est se laisser entraîner par la facilité de la rhétorique binaire en essayant de se convaincre que l’absence de présentation d’un ou de plusieurs choix alternatifs nous ôte toute responsabilité quand aux conséquences du choix d’une option. Le discours politique est le grand spécialiste international de cette absence d’alternative.
— C’est pas ma faute ! Sur les bulletins y’avait que droite dure ou droite ordure, alors j’ai voté, j’avais pas le choix.
Sauf qu’on a toujours le choix. Et c’est là que les ennuis commencent.
Dans un des textes récemment volés, j’écrivais : «Quand j’hésite entre deux mots, j’en invente un troisième.
Et c’est exactement de cette façon que je procède dans la vie quotidienne à chaque fois que je suis confronté à une situation qui m’impose un choix binaire et exclusif : fromage ou dessert, bus ou métro, pluie et froid ou froid et pluie, mozzarella ou scamorza…
Il m’est toujours apparu anormal voire impossible qu’il n’y ait que deux choix possibles quelque soit la situation. J’ai l’impression qu’on me cache quelque chose. Qu’on veut me tenir à l’écart d’un secret. Qu’on m’exclue d’un jeu auquel je n’ai même pas demandé à participer ! Du coup, j’échafaude. Je teste, je soupèse, j’envisage, je construis, je déconstruis, j’anticipe, je scénarise, je jauge, je me laisse porter par une imagination capable de traverser douze océans sans respirer ! Je me retrouve sur des îles inconnues des meilleurs cartographes. J’y explore des paysages faits de rochers abrupts et pourtant recouverts de grands arbres au sommet desquels des oiseaux colorés, frères du vent, me chantent de toujours emprunter les sentiers escarpés que dissimule la luxuriance chromatique des grands bougainvillées ! Je perçois des possibilités de malle au trésor sous des amas de terre qui semble avoir été fraîchement remués et sur lesquels reste parfois plantée une pelle qui ne m’aide souvent qu’à déterrer les ivres cadavres des marins qui ont cru jeter l’ancre en arrêtant d’écrire !
— Certes, Monsieur, je comprends. Les arbres, les oiseaux, tout ça, mais ça ne me dit pas si ça vous chatouille ou si ça vous gratouille.
Et bien ni l’un ni l’autre. Ou alors les deux. Augmentés d’une option ratatouille (le plat, pas le rat) et d’une assurance contre la chtouille et les carabistouilles. En fait, on pourrait ne jamais avoir à faire la part des choses si les choix proposés étaient assortis a minima de leurs conditions d’applications et de leurs probables conséquences.
« Faire la part des choses », finalement, c’est une anti-liberté de choix maquillée pour être présentable et parfois sexy (lire cet article sur l’emballage et l’orientation des choix). Et ce n’est pas tant le côté sexy qui m’agace mais bien sûr le côté maquillage. Car les deux ne sont pas obligatoirement liés. Il est tout à fait possible d’être sexy sans maquillage. Il est hélas plus courant d’être maquillé sans pour autant être sexy.
Du coup, pour ce qui est de faire la part des choses, je laisse ma part aux chiens. Eux ont résolu ce problème depuis fort longtemps :
Si ça ne se mange pas et si ça ne se baise pas, alors pisse dessus !
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