Je glisse ça ici. À l’origine, il s’agissait d’un bout de chapitre d’un livre jamais achevé. Je m’en resservirai autrement un autre jour.
Mardi soir, fin d’après-midi, Place d’Italie à Paris. La nuit a déjà pris possession du quartier et les illuminations trop blanches des guirlandes de Noël importunent comme des flashes intempestifs entre les réverbères trop jaunes de la place et les halogènes pressés des véhicules bourdonnant tout autour. En passant devant la Mairie, une affiche sur le mur attire mon attention en raison d’un portrait de Bowie qui la rend sympathique. Bla, bla… expo photos… bla, bla… concert gratuit… Gratuit ? Au moins, je passerais une partie de la soirée au chaud.
Je n’ai pas bien compris de quel concert il s’agissait. M’étonnerait que le « Thin White Duke » en personne fasse une appartition dans cette énorme bâtisse tout à la gloire de la mégalomanie républicaine. L’expression « plus royaliste que le roi » a dû être spécialement inventée pour la république française. Rien n’est trop beau, trop lumineux, trop gigantesque pour flatter l’égo des élus-cubrateurs !
Il y a déjà une vingtaine de personnes qui attendent patiemment l’ouverture. Et celles qui arriveront après moi confirmeront ma première impression. Ce n’est certainement pas le concert d’une jeune gloire qui nous attend ce soir. Certains dans la file sont même plus vieux que moi ! Des femmes seules me sourient mais, hey baby, tu t’es trompé de cible. Il n’y a pas plus imperméable que moi aux sollicitudes des autres solitudes. Et je ne suis pas là pour faire le joli-cœur, n’ayant pas assez de l’un pour être un peu de l’autre.
Les portes s’ouvrent et nous grimpons tous au deuxième étage. Une expo photo courte mais cool présente les différentes facettes de David Bowie. Rien d’original n’est montré mais c’est toujours un plaisir de laisser ses chansons se laisser fredonner. Après l’expo, une salle surdimensionnée qui ressemble un peu à Versailles, enfin, à son château. Au moins l’acoustique devrait-elle être au rendez-vous avec une telle hauteur de plafond voûté !
Au fond de la salle, la scène est minimale. Une basse, deux guitares électro-acoustiques, un kit batterie comme on en voit de plus en plus souvent : une caisse claire, un charleston et une grosse boîte électronique qui sert également de siège au batteur. Pratique pour les voyages…
Le concert débute à l’heure. Si même les habitudes rock’n’rolliennes se perdent…
Seule une moitié de la salle applaudit à l’entrée des artistes, l’autre moitié tient son smartphone à bout de bras. Dans le futur connecté qui nous attend (ou, plus précisément, qui vous attend), la capacité à tout voir, tout entendre, tout enregistrer, tout diffuser, va faire de chacun d’entre nous un transistor-lambda parmi les milliards qui seront dévolus au fonctionnement d’une formidable machine à reconstruire le réel. La schizophrénie sera enfin la norme. La dualité comme seule ligne de conduite. Quiconque ne sera pas connecté sera interné dehors !
Sur la scène, le chanteur entame « Change Will Come » et le mène en vieux briscard qui connaît mieux son public que son public ne connaît ses chansons. S’ensuivent deux heures de show. Deux heures de chaudes guitares acoustiques, au tempo fou, aux cordes précises, qui démontrent (mais est-ce encore nécessaire) qu’il n’y a rien au-dessus de la musique.
Des chansons visiblement anciennes (celles reprises en chœur par le public), d’autres plus récentes, le temps de glisser une reprise-hommage à Lou Reed, le temps de transfigurer, en le réanimant, le Heroes de Bowie… Le public est conquis et obtiendra trois rappels joués avec une évidente gourmandise.
Personnellement, je serais bien resté deux heures de plus. Dehors, l’atmosphère a fraîchi. La ronde folle des véhicules a partiellement cessé, laissant la grande place dans une quiétude proche de la somnolence. Le métro est désert. Un musicien tente bien de grappiller quelques pièces mais je change de rame pour ne pas parasiter les effluves encore moites et les ondes régénérantes d’un concert qui me ramène loin en arrière, loin dans une autre vie.
New-York, été 73. Un pote de la fac tenait absolument à ce que j’écoute ce nouveau type et son fucking premier album. Lassé, j’avais attrapé le vinyle qu’il me tendait comme une relique pour tenter de comprendre ce qui le fascinait tant dans ce morceau.
« Oh oh oh ― there’s the last of the rock stars
« And me and you
« Oh oh oh ― rock ‘n roll is here to stay
« But who will be left to play
(trad : Le rock’n’roll est là pour durer mais qui sera le dernier à en jouer ?)
Ce soir, j’ai enfin compris. C’était de la prémonition, mec. Juste de la prémonition.
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