Hors la vitre et dans le miroir

Je n’aime pas les miroirs. Tu t’en doutais certainement. Et ce n’est pas spécialement pour les quantités astronomiques d’années de malheur qui me sont promises pour en avoir brisé quelques-uns, parfois involontairement ! Ce que je n’aime pas, c’est qu’un de ces objets s’empare de mon image et me renvoie pleine face ma gueule de vieil imbécile surnuméraire. Souvent, circonstance aggravante, sans me demander mon avis. C’est l’un des gros défauts des villes : les miroirs sont partout. Et ce n’est pas le fait d’avoir la gueule de travers qui me gêne. J’y suis même plutôt habitué et je n’ai pas envie d’en changer. De toute façon, je prendrais quoi à la place ? Un truc totalement transparent qui ne se reflète nulle part ?

— On ne voit rien sur votre photo d’identité !
— Bah c’est parce qu’ellle est fidèle à la réalité.
— Gné ?
— Vous voyez mon visage transparent ?
— Euh… Je vois surtout à travers puisqu’il est transparent.
— Et sur la photo vous voyez quoi ?
— Ben… Je vois pas à travers…
— Mais si puisque vous voyez le support sur lequel elle est plaquée.
— Bah, le support, oui… Mais si je vous regarde, je vois le mur, pas le support.
— Mais c’est parce qu’…
— Allez ! Au poste ! J’t’en foutrais, moi, d’la transparence !

Ce ne serait finalement pas une très bonne idée.

Le vrai problème des miroirs, outre qu’ils captent instantanément ce que certains bipèdes arrivent à parfaitement zapper, c’est qu’ils ne mentent pas. Tu leur envoies une image, ils te la renvoient telle quelle. Car malgré qu’ils réfléchissent beaucoup, les miroirs ne se posent aucune question. Aucune imagination. Aucun effort. C’est aussi pour ça qu’ont été inventé plusieurs types de manipulations d’images. Pour mentir. Car le mensonge, notamment sur l’image de soi, est un puissant facteur de manipulation d’autrui.

*

« Un homme épouvantable entre et se regarde dans la glace.
— Pourquoi vous regardez-vous au miroir, puisque vous ne pouvez vous y voir qu’avec déplaisir ?
L’homme épouvantable me répond :
— Monsieur, d’après les immortels principes de 89, tous les hommes sont égaux en droits ; donc je possède le droit de me mirer ; avec plaisir ou déplaisir, cela ne regarde que ma conscience.
Au nom du bon sens, j’avais sans doute raison ; mais, au point de vue de la loi, il n’avait pas tort. »

Charles Baudelaire, Le miroir in Le Spleen De Paris, 1869.

*

L’autre effet pervers du miroir et qu’il a permis l’invention de la cosmétique. Les deux sont intimement liés. L’une est chargée de transformer les apparences (surtout si lesdits appâts sont rances) et l’autre est chargé d’accompagner cette transformation. Geste après geste. Comme des captures d’écran éphémères et volatiles qui valident ou invalident les différentes étapes de la transformation.

Pendant longtemps, la fabrication d’un miroir nécessitait de maîtriser l’art délicat de l’alliage des métaux. De ce fait, en acquérir un était réservé aux plus riches. Les autres se penchaient sur l’eau calme du lac ou de l’étang. Est-ce à dire que seuls les puissants possédaient une image dont ils savaient à la fois jouer et jouir ? Jouer de l’ambivalence et jouir de l’ambiguïté.

Salauds de riches !

Puis, l’industrialisation des fabriques de verre et les progrès de la chimie des métaux (un procédé nommé argenture) permirent la réduction des coûts et des prix et firent entrer le miroir dans toutes les maisons, accompagnant l’embourgeoisement des masses de son inlassable et puissante capacité à ne plus juger — autrui et soi-même — qu’en fonction du reflet dans la glace.

Salauds de pauvres !

Des miroirs, il y en a désormais partout. Avec, comme principale conséquence, un glissement sémantique sournois : de l’eau calme de l’étang à l’objet manufacturé, l’action qui consiste à se regarder sur une surface réfléchissante est passé du verbe « se mirer » au verbe « s’admirer ». Quiconque ne peut, un matin, se rectifier une mèche ou un trait de mascara, se sent plus sale et plus hideux que le plus affreux des gorets du crétacé !

« Miroir, mon beau miroir… » Que de dégâts dans cette phrase ! Que de nature souillée ! Que d’humanité brisée sur l’autel insalubre d’un carnaval grotesque !

Grotesque mais parfois acrobatique. Pensée amusée à toutes celles qui finissent de se maquiller dans les soubresauts du métro sans déborder d’un cil ni se mettre le bâton de rouge à lèvres dans l’œil alors que la moitié de la rame a du mal à rester debout, voire assise ! Encore un domaine sur lequel la femme est en avance sur l’homme.

Mais revenons à nos moutons. Et le rôle d’un mouton est de… Euh, non. Revenons à nos miroirs. Et le rôle d’un miroir est de dupliquer. De répéter bêtement ce qui existe. Sans rien enlever ni ajouter. Bien sûr, la qualité de fabrication peut jouer sur l’exactitude de la réplique mais globalement, un miroir ça renvoie exactement ce que ça voit. Ça ne possède aucune intériorité qui viendrait perturber l’image reflétée. Pas forcément pour l’enjoliver ou la dégrader. Juste pour la perturber. Qu’elle s’interroge, cette image, bon sang ! Qu’elle se pose des questions ! Au lieu de se contempler le nombril pour se maudire ou se réjouir de ce double inexistant et pourtant plus important que son original !

Se poser des questions, c’est la matière première des philosophes et le jeu préféré des poètes. Et, de Platon à Baudelaire, un miroir n’apporte que des réponses. Des réponses convenues. Il dit « oui » si tu veux entendre « oui ». Il dira « non » si tu préfères entendre « non ». Il n’est pas contrariant. Il est fondamentalement neutre. Irrémédiablement futile. Et donc absolument indispensable.

Depuis l’antiquité grecque, des philosophes de toutes traditions ont disserté sur la symbolique de cet étrange concept. Pour Plotin, le miroir « n’obtient qu’un degré d’être amoindri, source de reflets sans réalité ». Sénèque s’interroge : « À quoi peut servir le doublement du réel dont le sage seul connaît la cause, alors qu’il revient au géomètre d’en définir les conditions ? ». Augustin s’intéresse à l’aspect trompeur des images, « au rapport du réel et de son double ».

Je fais le malin — tu me connais — mais les citations de ce paragraphe ne sortent évidemment pas de ma mémoire. Elles proviennent de ce document que tu peux consulter à ta guise.

Et si je n’aime pas les miroirs, j’aime beaucoup les vitres. Déjà parce que « vitre » commence comme « vie » alors que « miroir » est assez proche de « mouroir »…

La plaque de verre qui compose le miroir n’est finalement qu’un alibi. Une protection pour le fragile alliage métallique qui est le vrai robot chargé de réceptionner, de ne surtout pas modifier et de renvoyer une image sans la moindre déperdition. Bel exemple d’une inutilité stakhanoviste permise par l’affreux capitalisme qui ne demande jamais « pourquoi » mais « combien » !

À l’inverse — outre sa fonction purement séparatrice entre un extérieur et un intérieur, voire entre deux intérieurs ou deux extérieurs — la plaque de verre qui devient vitre offre une gamme de réflexions uniques et personnalisées qui dépendent tout autant de la lumière, du décor, de l’heure, de la composition desdits extérieurs et intérieurs et de l’angle selon lequel tu te positionnes par rapport à tout ce bordel !

Surtout, l’image renvoyé par la vitre est tout sauf philosophique. Inutile de s’interroger sur son rôle. Elle n’en a pas. Elle n’est qu’un décor de plus dans la réalité du moment. Dans ta réalité. Mets-toi à plusieurs et regarde la même vitre, du même endroit, au même moment : tu n’y verras jamais exactement la même chose. Le reflet dans une vitre est une poésie éphémère. Qui n’existe que si tu la vois. Et qui disparaît dès que tu l’aperçois. Parce que tu t’es approché et que la lumière a changé…

Il y a des vitres qui parfois renvoient des reflets plus précis que la réalité qui s’y mire. D’autres qui manient à la perfection les ombres diffuses pour mélanger les mondes. Il y a celles qui te font douter : où est le reflet, où est la réalité ? Mais aussi, parce que certaines vitrines ont des rideaux métalliques — ou juste pour me contredire — il existe des vitres qui se comportent comme des miroirs. Dans tous les cas, la vitre évoquera la transparence, même restreinte, alors qu’un miroir évoquera la neutralité d’une transmission la plus fidèle possible.

La vitre est un point de suspension… Une passerelle fragile entre deux mondes en fusion. Le miroir est un point final. Un mur infranchissable.

Le langage courant rend assez peu justice à cette différence et privilégie plus que nécessaire l’emploi du mot « miroir ». Combien de fois as-tu lu ou entendu l’expression « miroir de la société », expression censée montrer qu’un film, un livre, une attitude, retranscrit fidèlement une certaine réalité ? Foutaises ! Franchement, si tu veux voir la société telle qu’elle est, tu sors et tu ouvres les yeux. Ça t’évitera de te cogner aux vitres !

Car un miroir est surtout utile pour stigmatiser la tromperie ou l’illusion. Du redoutable et insidieux miroir sans tain au fameux « miroir aux alouettes ». Ne te laisse pas non plus abuser par cette fausse expression selon laquelle les yeux seraient « le miroir de l’âme »… Et quel plus beau poème que celui d’Aragon pour te convaincre que les yeux ne sont pas un miroir ? Juste une passerelle fragile entre deux mondes en fusion…

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