Entre chien et chat

(aux enfants qui vont et viennent)

Naître ou ne pas naître ?

Telle n’est pas la question puisque tu n’es pas celle ou celui qui décide. Tu es encore le fruit de hasards improbables et avant d’être en état d’appréhender une situation et ses conséquences tu dois jouer ton rôle d’éponge et ingurgiter sans barguigner les vibrations alentours autant que les nutriments qui transitent par un cordon qui ne sera pas forcément bleu tous les jours, ne rêve pas. Mais peu importe. « Tout fait ventre », comme on disait naguère dans les chaumières affamées.

Rassure-toi, ce qui suit n’a rien d’un nutriment. Ça n’a ni goût ni texture bien que c’est composé des mêmes petites lettres qui égayeront inévitablement tes premières soupes et grâce auxquelles tu feras hurler de rire tes parents en assemblant involontairement des mots inédits ou disgracieux que tu projetteras ensuite tout autour de toi d’un grand coup de cuillère pour participer à l’euphorie générale. Peut-être cela te donnera-t-il l’idée de me concurrencer ?

En attendant.

Ce qui suit n’améliorera ou ne détériorera ni ton système immunitaire ni ta possible carrure de bébé fortement joufflu. Ce qui suit n’est qu’une vibration. Une vibration d’une infinitésimale longueur d’onde. Si faible qu’aucun oscilloscope ne la détectera. C’est un souffle éphémère qui rêvait de naître tempête et qui se repose depuis toujours sur une feuille de nénuphar, le temps de reprendre son souffle en regardant les libellules.

Cette vibration, plus qu’inutile et moins qu’importante, a pour ambition illégitime de se (re)mettre à ta place pour observer avec impatience et émerveillement un monde pourtant totalement illusoire. Un monde fait exclusivement de terre et d’eau, d’air et de feu, d’amour et d’ignorance. Ni plus ni moins.

Je n’ai pas d’enfant mais je me suis toujours demandé ce que je pourrais bien lui raconter si par mégarde une cigogne intérimaire et passablement alcoolisée venait à déposer son colis à ma porte. En tant qu’écrivain, il est facile de faire des phrases qui ne s’adressent à personne. La suite te prouvera que j’ai au moins raison sur ce point. Il est évidemment plus compliqué de tenir un discours au jour le jour. Un discours qui devra mêler la bienveillance et l’autorité, qui donnera l’envie de la découverte et le goût de l’explication, qui associera la nécessité du rêve et le temps de l’effort.

Sache, pour commencer, que tu as beaucoup de chance de voir le jour sur la planète Terre même si son état actuel semble quelque peu inquiétant. Imagine que d’autres, plus tard, naîtront peut-être sur Mars ou sur Jupiter… Voire, pendant un voyage entre ces deux enfers. Tu as beaucoup de chance car la planète sur laquelle tu vas déposer tes premiers pipis est encore globalement sympathique et tu devrais pouvoir y trouver ceci lorsque tu auras quitté le confort amniotique des limbes maternelles.

Des arbres.

Des grands, des petits, des touffus, des chenus. Des arbres à branches basses pour t’apprendre à grimper. Des arbres à branches friables pour t’apprendre à tomber. Des arbres pour te nourrir. Des arbres pour t’abriter. Des arbres pour te consoler de n’être qu’un bipède immensément fragile.

Des bestioles.

Des grosses, des énormes, des minuscules, des qui piquent, des qui mordent, des qui s’enfuient, des qui se laissent câliner en échange d’un os ou d’un fruit.

Des étendues d’eau.

Des lacs, des rivières, des flaques, des océans, quelques larmes aussi. Car le vrai sens de la vie est celui du courant.

Des étoiles.

Lointaines, brillantes, inaccessibles, insondables, nocturnes. Attention au piège qui consiste à les confondre avec les toiles où se vautrent tant d’ersatz de stars empailletées. Plus discrètes, plus proches, certaines étoiles s’approprieront ta rétine et ton cœur et justifieront ta présence au sein de ce chaos universel.

Tu te doutes bien qu’il y a un piège. Et quel piège ! Car, oui, malheureusement, il y a aussi des gens.

Trop de gens. Pas forcément désagréables, d’ailleurs. Certain·es sont même tout à fait fréquentables. Mais la multitude est ce qui sied le moins au genre humain. Le troupeau, ce n’est bon que pour les moutons. Histoire de suffisamment nourrir les loups sans conséquence aucune sur l’avenir global du troupeau. Même les vaches finissent par nous polluer l’ozone lorsqu’elles sont trop nombreuses à partager le même pré.

Les gens.

Il en existe de toute sorte. Des grands, des petits, des méchants, des gentils, des bien portants, des mal nourris, des élégants, des tout-fouillis, des intelligents, des abrutis, des mamans, des mamies, des papas rageant, des paparazzi…

De façon étonnante, beaucoup de ces gens n’aiment ni les arbres, ni les animaux. Avec ou sans sauce. Et peu d’entre eux apprécient vraiment l’eau. Ils préfèrent les fleurs coupées et les peluches des parcs d’attractions. Ils ont perdu tout ou partie de leurs instincts primaires et n’ont plus confiance en leurs sens. Ils ont besoin de repères pré-établis, de routes déjà tracées, d’aliments pré-digérés. Ces gens adorent mettre des petites cases dans de grandes cases. Ils ne sont jamais plus heureux que lorsqu’ils tombent sur un lot de cases intermédiaires couvertes d’étiquettes si détaillées qu’elles en deviennent illisibles.

Tu le verras vite, la frugalité n’est pas le fort des gens. Ils ne sont pas satisfaits de simplement manger, dormir, rêver, sourire. Ils veulent des recettes « aux petits oignons » — ce qui fait pleurer les gros oignons — ils veulent s’enivrer d’alcool, de poudre, de composés chimiques d’autant plus redoutables qu’ils sont illégaux ou remboursables. Ils veulent être fiers de se tuer au travail y compris pour un marchand d’armes ou pour la banque d’affaires qui en négocie la production. Ils craignent plus que tout qu’un miroir impromptu leur retourne leur véritable image.

Et parmi ces gens.

Il y a des gens qui pensent que la Terre est plate. Ce qui n’est pas très dérangeant. C’est une façon naïve et non dangereuse de se rassurer, de se sentir en phase avec un environnement qu’une vue même perçante ne peut pas arrondir. Seule une prise de hauteur suffisante peut amener à apprécier le galbe sympathique de cette jolie planète. Et puis, en tant que sapiens lambda, je suis bien en peine de te démontrer que la Terre n’est pas simplement ronde — car elle pourrait très bien être ronde et plate comme une pièce de monnaie — mais qu’elle forme une sphère qui tourne sur elle-même autant qu’elle tourne autour du soleil, cette autre sphère qui nous enjaille l’atmosphère.

Il y a des gens qui imaginent que d’étranges créatures apparentées à de terribles lézards luminescents décident unilatéralement de nos vies et sont maîtresses de nos empêchements. Ceux-là sont plus inquiétants. Leur croyance n’est ni plus ni moins qu’un ragoton de religiosité qui mêle les doctrines les plus sombres des religions passées et présentes. Cette délégation de destinée est très souvent une volonté mal exprimée pour se déresponsabiliser, pour se dédouaner d’éventuels mauvais comportements en accusant une force irrésistible et invisible, validant ainsi, consciemment ou non, les intentions criminelles des financiers et des pollueurs.

Il y a des gens dont le QI semble pourtant supérieur à celui des tristes individus susnommés et qui sombrent de bonheur en évoquant, bave aux lèvres et tétons dressés, la fameuse « main invisible du marché ». Des gens éduqués et bien nourris qui se pâment devant la figure ascensionnelle d’une courbe de profits. Des gens sortis plus ou moins indemnes d’écoles réputées prestigieuses, persuadés que la raison d’être d’un être humain est d’avoir des cartes bancaires assorties à ses cravates. J’accepterai cent fois — pas une de plus — d’être présenté assaisonné sur un galet météorique pour servir de plat de résistance à un quelconque saurien cosmique si cette catégorie de gens-là se dissolvait d’un coup comme disparaissent aussi spontanément les aides au tiers-monde sitôt que le dictateur local a reçu le mot de passe de son compte offshore !

Il y a tant d’autres gens, encore. Délaissés par un savoir qu’ils jugent forcément élitiste car abandonnés par une école elle-même à l’abandon, trahis par des politiciens indifférents à la misère du monde, inaptes à s’inscrire dans un mouvement culturel par paresse ou par méfiance, insensibles aux éclats d’art qui tentent de rallumer la flamme de l’humanisme, rongés par une solitude intérieure plus sombre qu’une nuit sans lune et sans étoile. Des gens perdus dans une société qui ne valorise que la performance individuelle et immédiate.

Mais pas de panique !

Il faut juste savoir que ces gens existent afin de ne pas leur laisser la possibilité de grignoter le moindre millimètre de ton espace vital. D’autant que tu seras déjà très sollicité·e par l’exploration des sentiers aromatiques qui mènent à l’épanouissement. Mais chut… Je ne te gâcherai pas le plaisir de découvrir par toi-même les gens drôles, charmants, ouverts, talentueux, érudits, solidaires, festifs. Ces gens-là te seront vite indispensables et c’est en les suivant, en les copiant, en les surpassant parfois, que tu écriras la plus belle partie de ton histoire.

Cependant.

La vie étant globalement une longue liste de défis empaquetés dans des rouleaux de questions pièges enrubannées d’épines, il y a une calamité à laquelle tu n’échapperas pas. Elle se présentera sous le masque de l’innocence. Elle se voudra plus neutre qu’un·e Helvète non genré·e. Mais elle tombera toujours comme un cheveu gras dans une soupe allégée. Car elle est insidieuse. Elle est sournoise. Elle distille le doute et sème la zizanie. Son mode opératoire, toujours le même, est parfaitement identifié mais reste diablement efficace car ses vecteurs de propagation sont toujours inattendus.

Ça se passera probablement lors d’une promenade au parc ou au cours d’un déjeuner en famille. Le temps sera propice aux sourires et le vin alimentera les conversations des imprudent·es qui pensaient s’en désaltérer. On évoquera ton nez, tes yeux, ton rire, tes tics, tes colères… Et là, ce sera le drame. Soudain, au milieu des conversations enjouées et des « gouzi gouzi, mais c’est un beau bébé ça madame », retentira alors l’exclamation qui gâchera la fête :

— Ha, ça ! Les chiens font pas des chats !

Cette expression absurde est souvent utilisée pour glorifier le fait qu’un enfant, fille ou garçon, ressemble à son géniteur, plus rarement à sa génitrice. Outre une sémantique maladroite — qu’on pourrait d’ailleurs écrire « mâle à droite »  — cette expression va à l’encontre de la diversité mise au point par l’évolution pour, justement, avoir des enfants différents de leurs parents. La reproduction des mammifères n’est pas une industrie de clonage et dès lors, les chiens font bien, entre autre, des chats.

Sémantique maladroite car la plupart de nos voisins européens ont une expression plutôt champêtre, plus nuancée et surtout plus appropriée pour évoquer la filiation. Quelque chose qui pourrait se traduire par « un fruit ne tombe jamais loin de son arbre ». Dans cette dernière expression, on voit bien qu’un fruit n’est pas un arbre même s’il contient déjà de quoi le devenir. Il y a bien une idée de continuité mais dans le cadre d’une évolution. Alors qu’entre chien et chat, il s’agit de comparer ce que l’on considère comme deux antagonismes, comme dans cette autre expression : « s’entendre comme chien et chat », expression d’ailleurs tout aussi fausse.

Outre l’empreinte toujours nocive d’un patriarcat en fin de vie, cette expression n’est pas que la constatation puérile d’une éventuelle ressemblance physique ou comportementale, elle est surtout une sentence à cette prétendue ressemblance : « Tu es né chien, tu dois vivre chien ». Voilà ce qu’elle dit vraiment. Elle condamne d’avance toute tentative d’excursion hors de la norme familiale. Au passage, tu remarqueras que « norme » et l’anagramme de « morne ». La langue française est merveilleuse.

Cette expression, comme son acolyte martial « tel père, tel fils », tend à valider une paternité non contrefaite. Et, de fil en aiguille, l’espoir que cette paternité sera le fil conducteur et le modèle du chiot ainsi baptisé. Elle est aussi une menace voilée. Après tout, elle aurait pu se présenter sous une forme tout aussi animalière mais plus proche de l’évidence, comme « les chevaux ne font pas des poules » ou « les mille-pattes ne font pas des ours des Carpathes  ». Le choix du chien et du chat n’est ni un hasard, ni un défaut d’observation naturaliste.

Le chien est un animal docile et modelable dont les deux atavismes principaux sont la soumission à l’autorité et l’absence de rancune tandis que le chat est un solitaire imprévisible et mystérieux. Il est surtout inapprivoisable. C’est un potentiel anarchiste. « Une graine d’ananar », comme le chantait Léo Ferré.

Il n’y a bien sûr rien d’infamant à être chien ou chat. Ou n’importe quelle autre entité animale ou végétale. Mais il est bien plus intéressant — voire vital — d’être tantôt l’une, tantôt l’autre sans que personne, pas même toi, ne discerne exactement où se situe la démarcation. Tu peux être un chien qui miaule ou un chat qui rapporte la baballe. Tu peux-être un cheval qui couve avec fierté ou un mille-pattes qui se carapate à la moindre alerte.

Peu importe.

Be yourself, carpe diem et bienvenue chez les fous (qui ne sont pas que des oiseaux marins ou les pièces d’un jeu d’échecs) !

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