Paris Cid

Il y a des nuits où le sommeil me fuit. Comme s’il refusait, d’un coup, de n’être qu’un alibi.

Ce qui peut se comprendre puisque je ne l’appelle plus que lorsque j’ai besoin, pour quelques heures, d’oublier mes ennuis. Je le détourne alors de sa fonction réparatrice. Je ne lui laisse que les bas-morceaux de mon âme en espérant qu’il en fera des rêves joyeux. Des rêves desquels, au matin, je ne souhaiterai plus m’extirper.

Alors, parfois, il se rebelle, il traîne la patte et se met en grève. Il tire à vue sur le marchand de sable. Puis il démembre Morphée et l’emmène loin de mes pourtant lourdes paupières.

En temps ordinaire, je prendrais un bouquin, je me ferais à manger, je traînerais sur le Web… mais dans ce parking ? Je me suis levé, j’ai pris l’appareil photo et je suis allé faire un tour. Il était à peine minuit et je n’imaginais pas que je ne rentrerais que quatre heures et trente minutes plus tard !

J’ai traversé une ville fantôme seulement peuplée de corps lourdement endormis. Quinze millions de léthargiques encombrant les étages des immeubles où nulle lumière ne luit.

Certes, nous sommes lundi soir déjà mardi matin, il fait passablement froid et les vacances scolaires viennent de commencer. Mais je n’ai pas le souvenir d’avoir déjà croisé si peu de monde dans la ville en quatre heures de marche nocturne, de Bercy à la Grande Bibliothèque, d’icelle jusque Place d’Italie et la Butte-aux-Cailles, puis Denfert-Rochereau, Montparnasse, Saint-Germain, Saint-Michel, Châtelet, Gare de Lyon, Bastille puis Bercy à nouveau.

Les derniers bus, d’habitude gorgés de soûlographes à demi inconscients, tournent à vide. Les rares voitures roulent au pas. Ni chien, ni chat errant. C’est triste une ville, la nuit, l’hiver. D’autant plus triste, que la plupart des personnes rencontrées sont allongées sur le sol, emmitouflées sous d’épaisses couvertures et des litres d’alcool…

Sous certaines arcades, qui ne sont pourtant que des paravents dérisoires, il y a parfois jusqu’à vingt corps alignés ! À croire qu’on en organise la culture… À moins qu’un excès de civisme — ou de lucidité ? — ne poussent les sans-abris à s’accoutumer à l’alignement régulier des tiroirs de la morgue ?

Du temps où je maraudais en équipe de nuit pour une association caritative, il nous arrivait parfois, lorsque l’hiver était très froid, de ne croiser aucune personne en recherche d’hébergement ou de nourriture. Je rentrais alors avec des sentiments contradictoires : satisfaction, d’une part, en imaginant que tout le monde avait pu trouver un abri ; frustration, d’autre part, car il est évident que nous ne pouvions parcourir toutes les rues de la Capitale. Il était donc fort probable que nous soyons passés à côté de quelqu’un…

Tandis que je tente quelques photos sans autre conviction que de ne pas m’être lesté de l’appareil pour rien, je pense à ce qu’est en train de devenir ce blog et cherche quelques remèdes pour le sortir de l’ornière nombriliste dans laquelle il patauge actuellement… J’échafaude quelques pistes, plus ou moins fantaisistes, mais rien ne m’enthousiasme réellement.

J’ai cette sale impression qui me colle depuis quelques mois : quoique que j’entreprenne, quoique j’envisage, il semble que ce soit condamné à n’être qu’inutile. Je me sens comme une roue de poulie qui continuerait de tourner longtemps après que la corde se soit rompue, par habitude plus que par inertie…

Ainsi, tout ce que j’ai pu faire, dire ou penser — et écrire — serait déjà arrivé à son point culminant et il n’y aurait plus, désormais, qu’à accepter la mise en jachère d’un cerveau dolent et ce, jusqu’à complète extinction du synapse fatigué reliant encore, par à-coups, les deux derniers neuronicules qui survivent en apnée ? Ce qu’évidemment, en orgueilleux pathologique, je refuse absolument !

Et de me souvenir de cette phrase tirée du Cid et qui dit assez bien ce qui désole mon encombrant orgueil : Œuvre de tant de jours en un jour effacée !

Mais plutôt qu’au vieux Diègue — qu’on me pende si un jour je lui ressemble — je me crois proche de ce triple crétin de Rodrigue et comme lui je survis honteusement en état de « cidifiction » !

Rodrigue, as-tu du cœur ? osa lui demander son salopard de père.

Rodrigue aurait pu (aurait dû !) lui répondre : Qu’est-ce que ça peut te foutre ? T’es de la police du cœur ?

Mais non ! Au contraire, il leur montra à tous : à son père, archétype du vieillard égoïste qui croit que les enfants ne sont qu’une extension de leur propre sale vie ; à son futur ex-beau-père, autre vieillard égoïste, lâche et prétentieux ; à sa future ex-future-épouse, cette sotte de Chimène, girouette mi-oie mi-molette ; aux Maures, qui ne tarderont pas à changer d’orthographe en passant de vie à trépas ; à tous, il montrera qu’il en a plein le pantalon, du cœur ! Qu’il a tellement de cœur qu’il n’est rien d’autre qu’un gigantesque cœur sur pattes dont la moindre des tachycardies respire l’honneur, la justice et le devoir filial !

Pauvre Rodrigue ! Ta droiture n’était pas une force mais une prison. Au lieu de défendre ton paternel, tu aurais dû l’achever ! Ça lui aurait évité de soliloquer comme un benêt en sanglotant ces gros orages de désespoir qui noyèrent sous tant de fous rires des générations entières d’apprentis théâtreux !

Il m’aura bien eu aussi ce ridicule organe… Saloperie d’excroissance dolorifère qui ne connait que la glace et le feu et rien entre les deux !

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