Les fantômes de Baskerville

Ils sont revenus. Ou plutôt, ils se sont rapprochés. Je savais qu’il me serait impossible de les semer vraiment mais depuis le temps qu’ils ne se manifestaient plus, j’en étais presque arrivé à ne plus y penser. Et je me satisfaisais discrètement d’avoir réussi à mettre une distance confortable entre mes nuits et leurs cris. Et puis, ces derniers jours, des ombres furtives se sont remises à danser.

De leurs déplacements volubiles naît un souffle ténu qui laisse sur la pierre une trace délavée entre l’or et le roux. De cette empreinte, il s’échappe de minuscules geysers translucides identifiables sans erreur par l’aigreur patinée de leur parfum grinçant. Je pourrais me gaver de littérature scientifique pour tenter de t’en expliquer la chimie. Je pourrais te parler de liaisons dangeureusement covalentes. Je pourrais te mettre des masses molaires plein la bouche. Je pourrais te décrire des fragrances saturées en arômes argilo-bismuthiques. Mais à quoi bon ? J’ai déjà tout mélangé le peu que j’ai consulté… Mais surtout, cette odeur, si tu ne la connais pas, aucun descriptif ne t’en donnera l’idée. Et si tu la connais, frère humain je te plains, toi qui aura vu du monde ce qui devait rester caché.

Je t’en avais déjà parlé. Depuis, ils se faisaient discrets. Peut-être se sont-ils sentis vexés d’être ainsi exposés ? La vexation n’aura pas duré bien longtemps. Le temps certainement de fignoler une réponse au-delà de toute proportionnalité. Car les voilà revenus en vertu d’une espèce de diktat unilatéral et malsain qui leur garantit de pouvoir m’emmerder quand bon leur semble. Et il semblerait qu’actuellement, bon leur semble !

En dehors du retour lui-même — pénible mais prévisible — c’est de ne pas avoir repéré la concordance des signaux annonçant ce retour qui me désole. Comme toujours, et quelque soit le domaine concerné, l’habitude d’un confort — aussi rudimentaire soit-il — se fait toujours au détriment d’une nécessaire vigilance. Ce sont deux curseurs irrémédiablement opposés. Je n’ai rien vu venir. Pourtant, aujourd’hui, la masse de ces signaux est devenue une évidence : ils font corps comme un puzzle doté de sa vie propre qui décide du moment opportun pour s’auto-assembler sous tes yeux ébahis.

Parmi ces signaux, il y a ce qui suit. Parce que le positif et le négatif ne sont pas des concepts aussi opposés que le confort et la vigilance. Malgré leur nom, ils ne s’opposent en fait jamais (sauf peut-être en mathématiques). Ils sont plutôt dans la complémentarité. Une complémentarité complexe car positif et négatif sont inextricablement imbriqués l’un dans l’autre. Ce que l’on considère comme positif ou négatif à un moment donné n’est souvent dû qu’à un manque de recul sur la chose considérée. Relativiser un point de vue est peut-être ce qu’il y a de plus difficile au cours d’une aventure humaine.

Ce qui suit, ce sont les deux tomes de Le Rapport de Brodeck, une BD de Manu Larcenet d’après un récit de Philippe Claudel.

Le texte de Claudel est sympa avec quelques punchlines intéressantes mais aussi quelques « facilités » destinées à justifier auprès du lecteur ce que font, disent ou pensent ses personnages. Du classique, certes, mais de bonne facture. Tu peux le lire les yeux fermés.

L’essentiel réside évidemment dans le dessin de Manu Larcenet. Ce type-là est plus qu’un dessinateur. Je suis certain que cette adaptation aurait pu se passer de tout texte explicatif tant le trait est puissant et juste. Du noir et blanc, plus noir que blanc. Noir comme l’esprit de cette histoire, comme l’âme des personnages, comme les cauchemars de guerre, comme l’ombre des démons qui fait de chacun des protagonistes un cimetière en devenir. Le peu de blanc est ce qui reste de lumière dans les yeux de ces villageois. C’est aussi l’immensité du ciel ou des étendues de neige. Le noir n’est pas que la couleur du désespoir. C’est la couleur de l’indicible. De l’invisible aussi. C’est également la couleur de l’encre qui nettoie les cadavres dont même les chiens ne veulent pas. L’encre qui masque les remords. Ou l’absence de remord.

Car bien que franchement inhabitables, les zones d’ombres des êtres sont celles qui se peuplent le plus rapidement. Peut-être cet entassement tient-il chaud ? Et le fait qu’elle en soit absente tendrait à prouver que la lumière elle-même a des choses à cacher…

Et puis les fantômes ne sortent jamais au grand jour. Non pas qu’ils détestent la lumière. Mais nous avons tellement pris l’habitude de les condamner aux limbes les plus souterraines de nos cachots à mémoire qu’ils se sont accoutumés à toutes formes de noirceur. Ils y sont chez eux. Et n’ont aucune envie de s’aventurer au dehors, cet autre lieu, cet « anderer » peuplé de singes incohérents, bavards, sournois, méchants, hypocrites, avides, et j’en passe. Si tu veux le catalogue complet, passe de l’autre côté du miroir.

Mais parfois il arrive qu’un fantôme — ou qu’un groupe de fantômes — soit moins docile que ses congénères. Moins soumis aux règles fantomatiques. Un fantôme qui cherche à élargir son spectre ! Un fantôme qui revendique, qui prend à parti, qui invective, qui accuse, qui convainc et qui entraîne dans sa rébellion d’autres fantômes qui à leur tour vont revendiquer, prendre à parti, invectiver, accuser et convaincre encore plus de fantômes de partir à la chasse aux fantômes !

Il faut alors de longs à-plats d’encre noire zébrés de cicatrices blanchâtres pour oser imaginer les contours d’une telle guerre. Il faut d’immenses pages blanches constellées de multiples tâches noires pour en contrebalancer la douleur. Il faut des yeux qui ont vu et qui ne regarderont plus. Il faut des yeux qui ne verront jamais. Il faut aussi des yeux qui n’oublieront jamais ce qu’ils ont vu. Et qui discerneront dans chacun des traits de chacune des pages, le masque particulier de leurs propres fantômes.

liens vers l'article suivant ou l'article précédent
texte précédenttexte suivant

retour haut de page