Lettre ouverte ou bleue ou rouge ou arc-en-sienne… tout dépend des capacités intrinsèques de tes cellules rétiniennes

— Je ne vais tout de même pas laisser ces grosses ratures. Surtout sur les premières phrases… Je crois qu’il vaut mieux que je les enlève. Ça m’évitera un procès en injures publiques si jamais ce qu’elles étaient censées rayer restait malgré tout lisible !

Et puis qui voudrait lire une lettre commençant par d’énormes ratures ? Le lecteur — même le plus indulgent — penserait illico qu’elles ne peuvent être que suivies d’une plâtrée de syllabes foutrement mal conjuguées et si pauvrement orthographiées que, par comparaison, les argumentations des avocats de Mr. et Mme. Fillon feraient figure de premier prix de composition française du grand bal des usuriers sémantiques.

En voilà des gens (les parlementaires) qui ne se posent aucune question sur la déontologie de leur métier. Ou, quand ils s’en posent, répondent à l’unanimité : amnistie ! Bandes de… (oh ! une rature !)

Et puis il y a les écrivains. Peu importe ce qu’ils écrivent. Ce n’est pas ce qu’ils donnent à lire qui leur importe, c’est ce qu’il en coûte de le produire. Un écrivain n’a pas envie d’écrire. Il en a besoin.

Aussi, se poser des questions sur l’écriture — sur son écriture — c’est déjà écrire. Certes, ça ne répond pas aux questions. Mais ce n’est pas le but. Il y a des questions qui n’appellent aucune réponse et dont la raison d’être est de collectionner les points d’interrogation comme d’autres les papillons. Mais, à la différence des infâmes lépidoptérophiles pervers pour qui collectionner implique de piéger, de tuer, d’embaumer, de répertorier, de classifier, d’encadrer puis d’enfin exposer, les points d’interrogations de l’écrivain sont on ne peut plus vivaces et s’ébattent librement loin de toute ontologie fallacieuse et de tout regard extérieur.

Si certains de ces points d’interrogation sont aussi éphémères que les petits papillons blancs qui ne folâtrent qu’une journée entre une aurore tardive et un crépuscule trop précoce, d’autres aiment à s’agglutiner sur des idées qu’on avait crues puissamment lumineuses mais qu’ils parviennent à rapidement camoufler sous leur vrombissement nocturne et duveteux. Et ce en moins de temps qu’il n’en faut à un député-ministre-collaborateur chrétien pour fonder une famille et lui redistribuer — magnanime — ce qui appartient normalement à tout le monde.

Car écrire n’est pas une lubie ; un truc qu’on fait par défaut quand il pleut et que la télé est en panne. Ce n’est pas plus un hobby ; ce machin qu’on pratique uniquement par beau temps en attendant qu’arrive le réparateur.

Écrire, ce n’est même pas un art.

Je l’ai déjà écrit ailleurs : écrire est une maladie. Une pathologie qui te ronge de l’intérieur. Irrémédiablement. Avec plus ou moins d’appétit et de voracité. C’est une douleur que tu essaies d’oublier. Que tu caches sous des rires et des semblants de sociabilité.

D’un revers de la main au-dessus d’une page blanche, tu te dis : Ça passera. Mais ça ne passe pas. Ça ne passe jamais. Ça fait parfois des pauses. Ça sait se faire oublier ou se dissimuler sous d’humbles oripeaux. Ça se pare de banderoles colorées comme pour un carnaval créole ; ça t’emmène en voyage sur un tapis cerf-volant ; ça t’invente plein de nouveaux amis, te raconte de possibles amours et fait passer la longue éternité pour un vulgaire temps-mort.

Ça peut t’abandonner au beau milieu d’un paragraphe en te criant « rémission ! » et te laisser entre les mains un grouillamini luisant de vocables murmurant le nom de lucioles indigo, des « motastases » qui refuseront de se laisser coucher sur le papier, sur le mur de la grotte ou sur l’écran de ton ordinateur tant que tu ne les auras pas —  chacune à leur tour — tournées sept mille sept cent soixante-dix-sept fois dans les recoins les plus secrets de ton cerveau en feu qui ressemblera alors à un volcan épileptique crachant des phrases inachevables malgré qu’il est nourri d’une pléthore de dictionnaires aux mots trop communs, trop usités, trop usés, trop sages.

Mais sinon, écrire, c’est plutot cool. Vraiment. Entre deux accès de fièvre, tu as ces vastes plages aux horizons contraires — soit qu’elles sont désirées par la mer ou courtisées par le soleil — sur lesquelles tu laisseras ton imagination courir poings et pieds nus et les cheveux au vent.

Et écrire sur un blog, c’est encore plus cool ! À condition de ne pas écouter les experts, les compères, les vipères, les prospères, tous ces harangueurs fastidieux — ambulanciers pépères qui ne marchent qu’au « c’est super ! » — et qui n’ont en fait que trois (gros) mots de vocabulaire : performance, audience et monétisation. L’art pour l’art ! Pas de dollars, pas de lard !

Ton blog, c’est chez toi et tu y fais bien ce que tu veux. Comme tu veux, autant que tu veux et avec qui tu veux. Portes closes ou rideaux grand ouvert. Bien sûr, dans le cas où tu choisis la deuxième option, c’est pour voir passer du monde. Ne pas être tout seul dans sa tête est une chose, l’être vraiment au milieu des autres peut se révéler pénible. Malheureusement, tu n’as quasiment aucun contrôle sur le monde des visiteurs de blog. Et à bien y réfléchir, c’est plutôt une bonne chose.

Il y a quelques années, sur ce même blog qui ne s’appelait encore que « Le Loup & Le Chien », j’avais tenté un tour d’horizon des profils possibles pour les commentateurs de blogs. Le tout n’est plus très actuel — hormis peut-être la conclusion — puisqu’à l’époque il y avait encore assez peu d’abonnés à facebook, twitter et autres instagram qui ont rendu l’audience terriblement passive (« Ne vous déplacez plus, on vous livre tout ! »).

Si les manières de lire un blog ont changé en suivant logiquement l’évolution des propositions de lecture qu’offrent les technologies numériques de masse, les raisons d’écrire ne changent pas. Hors information technique, on écrit essentiellement pour soi. On tente par ce biais un dialogue impossible entre une réalité qui nous fuit et une imagination qui ne nous lâchera pas. On se dit que la foule qui se presse au-dessus de nos pages —  et dans la plupart des cas cette foule est au nombre de un — on se dit que cette foule va nous aider à faire le tri.

C’est parce que nous sommes formatés depuis tout petit à ne pas poursuivre nos rêves, à ne pas pourchasser nos démons, à ne pas voir la poutre sur laquelle une loutre empaillée sent l’ail, à ne pas discerner les paysages au-delà des images, à ne pas différencier le brouillard de la brume.

Les émotions sont les moteurs des mots. Alors on nous dit de les cacher. De les remplacer par des chiffres. Toujours plus de chiffres. On nous recommande — pour les fois où le trop-plein menace — de seulement pleurer dans la pénombre. On nous emmène au cinéma. Et on nous y emmène en bateaux. De vastes paquebots à trente trois mille étages :

Tous à bla-bla land ! nous crie le capitaine.
Bêêêêêêêêêêêêêêêêê ! lui répondons-nous, joyeux !

Il faut alors identifier la partie du formatage qui nous encombre et lui détruire avec précision le museau à grand coups de talons répétés comme un mensonge républicain. Rassembler les déchets. Les mettre dans la benne pour le recyclage par incinération.

Regarder la mer. Se laisser porter par la houle.

Et puis écrire.

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