Journal de vol

Comme titre pour cet article — rédigé en plusieurs jours sur un papier quadrillé 5×5 à l’aide d’un stylo à plume à encre bleue puis mis en ligne depuis un cybercafé du XIIe arrondissement — j’ai longtemps hésité entre « Vol De Nuit » et « La Disparition ».

En choisissant « Vol De Nuit », le risque était de voir débarquer le Petit Prince, son mouton plus un groupe d’avocats internationaux, pour me rappeler que selon Saint-Éxupéry, le mot « vol » ne désignait que les courbes aériennes des grands migrateurs (goélands et Latécoères) et non le quotidien mécanique des banquiers de la City.

Avec « La Disparition », le risque était circonscrit aux seuls mots débutant par la lettre « e » : e-books, e-mails, e-photos, e-tc. Mais j n m sntais pas d’crir un long txt sans ctt indispnsabl lttr.

« Journal de Vol », finalement, convient mieux puisqu’il n’est pas exclu que je revienne de temps à autre sur cet épisode clé de ma vie dans la rue.

Rappel de l’épisode en question : je me suis fait subtiliser mes deux sacs dans la nuit du 7 au 8 décembre alors que je dormais comme d’habitude sur le même banc au-dessus du Parc de Bercy. Ces deux sacs contenaient des fringues de rechange, des affaires de toilettes, des papiers (carte d’identité, permis de conduire, carte bleue, passe navigo, carte de bibliothèque, …), l’appareil photo, l’ordinateur et tous ses accessoires dont le disque dur externe avec toutes mes sauvegardes. Inutile de te préciser que le livre promis fin décembre est reporté sine die voire tout simplement annulé. Je ne me suis jamais senti aussi anéanti, aussi vide, aussi inutile. Je n’ai plus rien. Plus de textes, plus de photos, plus rien.

Le titre du livre en question devait être : « 12 grammes de vent sur un arbre perché ». Quelle ironie ! C’est exactement ce que signifiait mon attitude hagarde et incrédule en constatant l’absence de mes sacs, assis comme un con sur ce banc qui autrefois fut un arbre.

D’ordinaire, je ne laisse jamais ni les papiers ni le disque dur dans les sacs. Je les mets dans une pochette spéciale que je glisse avec moi dans le duvet, sachant que dans la rue l’espérance de vie d’un sac en sommeil est assez faible. D’habitude également, j’attache ensemble les deux sacs qui n’en font plus qu’un puis je lie le tout solidement au pied du banc, près de l’endroit où repose ma tête, de sorte que toute tentative d’arrachement doit pouvoir me réveiller. Nul doute que ce soir-là, la fatigue aidant, je me suis abstenu de ces précautions élémentaires.

Certes, la question se pose du « pourquoi ce soir-là précisément ? » Mon hypothèse est que j’ai eu affaire à des rôdeurs récidivistes qui devaient tenter leur chance depuis quelques jours ou quelques semaines et qui ce soir-là ont touché le jackpot.

Dans l’un de ces deux sacs, il y avait ma paire de chaussures. Me voilà donc sans rien et sans chaussures dans ce Parc de Bercy où je ne dormirais plus. De toute façon, depuis, je ne dors plus. Je somnole çà et là durant le jour, parfois le soir, et la nuit je me promène. Autant pour cogiter que pour dissiper l’angoisse d’un possible deuxième tour.

J’ai laissé sur place le vieux duvet que je comptais de toute façon changer, son étanchéité au froid et à l’humidité ayant elle aussi disparu, puis je me suis levé du banc pour aller pisser (« Nous informons notre aimable clientèle que malgré les circonstances, nos fonctions physiologiques restent ouvertes. »). Puis j’ai pris la direction du relais social, trois kilomètres en chaussettes sur un sol froid et humide, pour récupérer une attestation de domiciliation et commencer les démarches pour le renouvellement des papiers.

Je ne te détaille pas les démarches en question. Tu connais certainement. Tu as juste à multiplier par le degré d’énervement dans lequel je me trouvais pour comprendre pourquoi les cloisons provisoires du commissariat du XIIIe arrondissement vibrent encore des grossièretés proférées à l’encontre de la préposée à l’accueil à côté de qui un âne mort ferait figure d’intervenant social spécialisé dans l’écoute.

Au relais social j’ai également récupéré une paire de chaussures trop petites et dont un retour de cuir à l’intérieur de chacune m’a consciencieusement détruit un orteil à chaque pied.

Aujourd’hui (17 décembre), le bilan en terme de récupération est :

  • la carte bleue ;
  • du change ;
  • une vraie paire de chaussures ;
  • un nouveau téléphone ;
  • le passe navigo ;
  • la carte de la bibliothèque (et donc un nouvel opus de Dame Ogawa) ;
  • du papier quadrillé 5×5 et un stylo à plume.

Dans un mois, si tout va bien, j’aurais une carte d’identité. Et peut-être un ordinateur portable. Le magasin dans lequel j’avais acheté le précédent en a encore en stock. Un vieux portable d’occasion, pas cher mais bougrement utile. Il ne me restera plus alors qu’à le reconfigurer et à recommencer de zéro. Je dois avouer ressentir un léger frisson d’excitation devant cette nouvelle page blanche numérique qui ne demande qu’à se remplir de mes absurdités.

Entre autres éclaircies, hier soir j’ai sacrifié mes derniers euros pour réserver une chambre d’hôtel, dans une banlieue proche de Paris, au bord d’une autoroute. Il y a longtemps que je n’avais pas autant dormi ! J’en ai mal aux paupières !

Et ce matin, un texto d’Aurélie m’annonce qu’elle part en vacances et qu’elle me laisse ses clés pour la semaine (Aurélie est une sorte de fée mais avec l’accent de l’Aude).

Bref, après la pluie, le brouillard et après le brouillard… on verra bien.

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