Le bâtiment le plus moche de Paris

Il y a longtemps que je voulais t’en parler. Paris ne compte pas que des bâtiments sublimes ou pittoresques. Paris a aussi son lot de bâtiments ratés, de bâtisses improbables et de buildings hideux. Des brouillons récupérés dans les poubelles d’architectes internés depuis, des verrues poilues et moussues venues à brides rabattues pour gachu la phutu !

Parmi ces gros cacas, il y en a un qui mérite la palme d’horreur du festival d’arcanes eu égard au concentré de mocheté qu’il trimballe : le centre Morland, siège de la préfecture de région et situé sur le boulevard du même nom, pas très loin de Bastille et tout près de la Seine, la pauvre.

Il est d’autant plus moche qu’il est construit dans un quartier où de vieilles demeures cossues côtoient d’anciennes et gigantesques casernes ainsi qu’un ensemble de bâtiments faits de poutres de métal et de petites briques rouges dont certaines sont peintes et forment d’énormes frises régulières et colorées.

Au milieu de ce décor se dresse (parce qu’en plus il est immensément haut) un bloc de béton gris et brut, percé de centaines de fenêtres identiques derrière lesquelles des milliers d’humanoïdes classent des millions de dossiers cartonnés de couleur pâle contenant des milliards de papiers qui iront s’empiler dans de vastes armoires métalliques aussi grises et moches que le bâtiment principal au point qu’on les pourrait croire issues du ventre dudit. La périphérie de l’immeuble semble flotter dans une dimension parallèle. Jamais un oiseau ne s’y pose en dehors des inévitables pigeons qui sont peut-être aussi les enfants de ce ventre.

Parfois, rarement, quelqu’un en franchit le seuil et se retrouve à l’extérieur. Il s’agit, soit d’un stagiaire en formation qui se fait bizuter, soit d’un plus ancien dont les habitudes ont été bouleversées par le déménagement de la photocopieuse du quatrième au troisième étage. Aveuglé par la lumière du jour, il peine à retrouver son chemin. Quand il y parvient, il va fêter ça à la machine à café pendant les pauses de 9h15, 9h25, 10h05, 10h35, 11h00, 12h00, 12h30, 12h45, 13h25, 13h55, 14h15, 14h45, 15h25, 16h05 et 16h45. Quand il n’y parvient pas, il s’écroule alors comme un hélicoptère soudain privé de rotor. Il reste là des jours, se dessèchant petit à petit. Puis le vent emporte ce qu’il reste de poussières de lui et les plaque contre la façade, autant pour rendre hommage à l’homme, sa vie, son œuvre que pour nourrir la grisaille de l’immeuble.

Un jour, il a failli se passer quelque chose. Mais ce n’est qu’une rumeur…

Lorsque le feu est vert à l’entrée du boulevard Morland — soit deux cent mètres en amont — les voitures se dépêchent de franchir le bout de rue qui passe auprès du monolithe. Les conducteurs s’efforcent de regarder droit devant eux. Surtout ne pas tourner la tête vers la gauche malgré l’attirance que provoque l’interdit. Une légende prétend que tout conducteur qui regarde le bâtiment voit son fier véhicule se transformer instantanément en une poussive karrig à bras dont ne voudrait même pas l’an ankou. Bonjour la décôte ! Pour rompre le charme et se sortir de ce sortilège il faut aller embrasser un vice-sous-contrôleur-adjoint un matin de pleine lune, s’agenouiller devant lui et… présenter des papiers non écornés, dûment estampillés, tamponnés, signés, contre-signés et paraphés de la main même du maître des actes, dont l’encre est aux documents administratifs ce que le sang du christ est aux vampires des églises.

— Bois, ceci est mon sang !
— Euh, je prendrais plutôt une anisette, si ça lui défrise pas l’auréole…

Ce n’est pas pour rien que la carte d’identité d’un véhicule est une carte grise.

Cela dit, je l’aime plutôt bien ce bâtiment. Je le trouve photogénique. Il en émane une forme de résignation sage. Austère et immuable, il sait qu’il est moche et qu’il le restera. Il s’est fait une raison. Chaque fois que je passe devant (c’est-à-dire souvent) je repense à cette chanson que je n’ai jamais pris le temps de finir et qui racontait la pauvre et triste histoire d’un mur de maison devenu mur de prison et qui adorait le violon. Je repense aussi à cette question idiote qu’on pose encore aux enfants : « C’est quoi ton n’animal préféré du monde entier ? » à laquelle je répondais invariablement en citant une bestiole du genre rhinocéros, hyène, python ou phacochère (et pas seulement parce qu’il y a du « h » en pagaille), juste pour tenter de rééquilibrer les scores des vilains face aux imparables félins, chats, panthères, tighres et autres pumahs, régulièrement vainqueurs de ce type de concours.

Parfois je lui trouve quelque ressemblance avec ce que me renvoie mon miroir. Un vieux machin tout gris perdu au centre d’un joyeux carnaval, un gros bigorneau bossu dans un panier de marennes-oléron, comme une fausse note dans l’harmonie ambiante.

Et puis je tourne à gauche, le pont Henri Quatre, la Seine, Paris. Le soleil se barre à l’ouest et je l’accompagne une petite heure en longeant les quais pris d’assaut par de jeunes fêtards déjà ivres. En embuscade dans les anfractuosités des pierres, de gros rats gris attendent avec impatience la fin de la soirée pour aller faire leur marché. Les bâteaux à touristes s’ébattent dans l’eau sale et stoppent leur trajet à hauteur du centre Morland devant lequel ils font dédaigneusement demi-tour. Il s’en fout, il a l’habitude. La pluie qui commence à lui ruisseler tout du long n’a d’ailleurs rien d’une métaphore.

Le ciel aussi s’est mis au gris.

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